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Le métier de chercheur n’est pas de dénoncer. Il est de rendre le monde plus intelligible, pour qu’on ne puisse pas dire, on ne savait pas.
Le Conseil constitutionnel français, et ce que nous en faisons depuis plusieurs décennies, participent de l’effondrement idéologique de notre communauté politique : nous acceptons d’avoir une justice constitutionnelle qui n’est ni indépendante, ni impartiale, ni transparente ni déontologique, qui ignore délibérément des pans entiers de la Constitution en la reléguant à une somme de procédures dont la raison d’être n’est pas interrogée, faute à la fois de compétence et de volonté.
Voilà ce qui est ressorti de mon travail : le Conseil constitutionnel n’exerce pas le contre-pouvoir de droit qu’il prétend, il n’est pas un bon garant de nos droits et libertés. En écrivant ce livre, j’ai souhaité inscrire mon travail dans l’espace public, provoquer des regards, plus précis et plus justes sur le Conseil constitutionnel, et, aussi, peut-être, j’ai imaginé qu’on pourrait avoir une réflexion collective sur ce que nous attendons de la justice constitutionnelle.
Le travail d’Anticor et les difficultés qu’elle traverse la rendaient particulièrement sensible à cette question de ce qui est ou n’est pas un contre-pouvoir.
Je ne vous étonnerai pas en disant que la partie à jouer est encore longue.
En dépit du soulagement qui peut être éprouvé à propos la décision du Conseil constitutionnel rendue jeudi 25 janvier sur la loi dite immigration, je ne suis en effet pas certaine qu’il y ait lieu à des réjouissances.
D’abord, dans la décision, pas un mot sur l’usage délibéré de l’inconstitutionnalité de la loi comme technique de gouvernement. Autrement dit, il est acté que l’exercice de fonctions politiques s’accommode fort bien d’être hors le droit. Ce n’est même pas nouveau.
Ensuite, je rappelle que par cette décision, le texte proposé par le ministre de l’intérieur en mars 2023, ressort quasi-intact du contrôle opéré par le Conseil constitutionnel : la contractualisation de l’immigration, validée ; la suppression de l’aide sociale à l’enfance pour les jeunes majeurs faisant l’objet d’une obligation de quitter le territoire, validée ; la suppression de presque tous les motifs excluant que soit prononcée une Obligation de quitter le territoire français, comme le fait que l’étranger réside régulièrement en France depuis 20 ans ou qu’il soit le parent d’un enfant mineur résidant en France, validé. La République française n’a plus de compassion.
Et Pour censurer 32 dispositions de la loi, le Conseil constitutionnel ne dit pas un mot sur les droits et les valeurs qui fondent notre communauté politique : pas un mot sur le fait que nombre des dispositions censurées balayaient d’un revers de main les principes du respect de la dignité de toute personne humaine et la solidarité nécessaire à la survie d’une communauté humaine. En ne s’engageant pas, une nouvelle fois, sur ce terrain, le Conseil constitutionnel nous éloigne encore un peu plus de la possibilité de faire corps autour de ce qui, justement, fait une communauté politique. Tout cela n’a été, nous dit-il, qu’une question de procédure, 32 fois, avec au passage, une détérioration de la structure démocratique de nos institutions dont il semble ignorer tout des principes qui l’organisent. Les fameux « cavaliers », même s’ils nous sauvent de ce qui était pire encore, le sont hélas au prix d’une négation des droits du parlement élu.
Alors aujourd’hui, certains veulent mettre à bas le principe même de la justice constitutionnelle, en tant qu’elle représente une limite à l’action politique, et ils renoncent en même temps à l’édification d’un socle politique des valeurs faisant communauté. On aurait tort de penser que le Conseil constitutionnel n’y est pour rien, ni tous ceux qui en prennent la défense : au contraire, il en est le savant artisan, tout occupé qu’il est, à satisfaire la prétention de ceux qui y siègent.
Un recul historique minimal montre que des institutions gravement défaillantes sont le lit du populisme, de l’autoritarisme et de la violence : ce constat fonde en partie l’exposition de mon travail de chercheur dans l’espace public, qui n’est donc pas de dénoncer, mais de mettre une lumière, même crue, sur ce qui est et advient, pour qu’on ne puisse pas dire, on ne savait pas.