Cet entretien a été réalisé à l’occasion de la sortie de La constitution au XXIè siècle. Histoire d’un fétiche social (Amsterdam, 2025).
Il a été publié dans l’édition papier du journal du 3 février 2025 (pages 20 et 21) et vous pouvez le retrouver ICI en accès abonné.
Ci-dessous l’entête de l’entretien en visuel (et ci-après le texte de l’entretien) :
C’était au printemps 2023. Les images spectaculaires des forces de l’ordre massées devant le Conseil constitutionnel, dans l’attente de sa décision relative à la réforme contestée des retraites, démontraient l’incapacité du gouvernement à mener démocratiquement son projet. Un an plus tard, la Constitution était à nouveau au coeur d’un micmac institutionnel après la décision surprise d’Emmanuel Macron de dissoudre l’Assemblée nationale. Tout et son contraire ont été dits à propos de ce texte de loi fondamental qui revêt un caractère quasi sacré dans les pays qui en disposent.
Pourtant, les constitutions «n’ont jamais produit de changements politiques et sociaux majeurs», explique Lauréline Fontaine, professeure de droit public à la Sorbonne nouvelle, qui publie la Constitution au XXIe siècle. Histoire d’un fétiche social. Dans ce livre noir du constitutionnalisme, l’essayiste démontre que si les Constitutions ont «bonne presse»,en France et ailleurs, elles sont incapables de faire advenir les idéaux de progrès social et d’émancipation qu’elles proclament. Pire, elles ont souvent été des outils de domination économique au service des puissants.
La crise politique provoquée par la dissolution, en juin 2024, a relancé le débat sur une éventuelle réforme de la Constitution. Suffit-il de réviser ce texte pour sortir de l’impasse institutionnelle ?
Evidemment, non. On se représente assez mal ce qu’est une Constitution, parce que beaucoup de discours sont produits à son propos et font l’impasse sur les réalités politiques et sociales qu’elle recouvre. Et comme on ignore ces réalités, on se fait beaucoup d’illusions à propos des résultats espérés d’un changement de Constitution. Je dis cela en précisant que je ne pense pas que la Constitution actuelle soit un bienfait. Toujours est-il que l’écriture ou la réécriture des Constitutions n’a jamais produit de changements politiques et sociaux majeurs. Les évolutions de ces textes succèdent davantage à des changements qu’elles ne les précèdent.
Depuis la dissolution de l’Assemblée nationale, on a entendu tout et son contraire à propos de ce à quoi obligerait ou n’obligerait pas la Constitution…
Les experts n’ont cessé d’en donner des interprétations contradictoires. Il en ressort donc non seulement l’impression mais aussi le fait qu’il s’agit d’un texte très malléable que l’on peut interpréter à sa guise. Et ce sont les politiques qui, effectivement, l’interprètent comme ils le souhaitent, sans le secours d’une représentation qui les contraindrait à faire autrement. Nous, citoyens, nous retrouvons ainsi dépossédés de la fonction critique que pourrait exercer la Constitution.
Selon vous, le personnel politique s’approprie-t-il la Constitution ?
Les Constitutions apparaissent en tout cas comme les instruments de ceux qui maîtrisent le pouvoir et l’accès au pouvoir. Mais ils ne le maîtriseraient peut-être pas si bien si on cessait de véhiculer des idées aussi infondées que la nette séparation entre le droit et la politique. La Constitution est censée être une limite politique à l’exercice du pouvoir qui passe par le droit. Hélas, en disant que le droit ce n’est pas de la politique, on incite le juge à ne s’occuper que de la procédure, en déconnexion totale avec les principes et raisons qui les font exister. On a réussi l’exploit de priver la Constitution d’une partie de ses effets juridiques de limite.
Au moment de la réforme des retraites, en 2023, tous les regards ont été portés vers le Conseil constitutionnel, qui a dû se prononcer, en se fondant sur le droit, sur sa constitutionnalité. Cette décision n’était néanmoins pas dénuée d’enjeux politiques, si bien que le Conseil constitutionnel a momentanément été perçu comme un véritable contre-pouvoir…
Oui et c’est une fausse image que l’on a eue du Conseil constitutionnel. Ce n’est pas du tout un contre-pouvoir, comme je le montrais dans mon précédent ouvrage, la Constitution maltraitée. S’agissant du conflit sur les retraites, on peut faire le lien avec le rôle attribué au pouvoir politique par l’écriture des premières Constitutions au XIIIe siècle, à savoir un rôle économique. La réforme des retraites était présentée comme une mesure économique et d’économie, et c’est bien cela qui est en jeu, l’Etat au service de l’économie, soit qu’il ne doive pas interférer, le libéralisme classique, soit qu’on demande à l’Etat d’assurer le bon fonctionnement du marché, ce qu’on appelle aujourd’hui le néolibéralisme. C’est dans les grandes puissances économiques de l’époque qu’a émergé la philosophie constitutionnaliste de la limite posée à l’action de l’Etat, et ce sont ces mêmes puissances qui l’ont ensuite diffusée à travers le monde, à la fois par les pratiques coloniales et commerciales.
Contrairement à l’idée qu’on s’en fait communément…
Les textes constitutionnels nourrissent l’imaginaire d’un peuple aspirant à l’émancipation, au progrès social et à l’égalité. C’est pour cela qu’elles ont bonne presse. Or la Constitution a le plus souvent été un instrument de domination. Articulant pouvoir et économie, les premiers constituants rejettent d’ailleurs l’idée de démocratie. Dans son Second Traité du gouvernement civil, John Locke, père de la pensée libérale moderne, place la notion de propriété comme le premier des droits. James Madison, l’un des inspirateurs de la Constitution américaine, exclut clairement le gouvernement populaire car dangereux pour la propriété. En France, l’abbé Sieyès se positionne pour un gouvernement représentatif, rejetant aussi l’idée de démocratie, symbole de ce que le plus grand nombre, constitué des non-propriétaires, pourrait porter atteinte à la propriété du plus petit nombre, les hommes «libres». Historiquement, Constitution et démocratie ne formaient donc pas du tout un ensemble et étaient même à la limite de la contradiction.
Même la notion d’Etat de droit, garanti par la Constitution, contient une dimension économique, selon vous…
L’Etat de droit est habituellement associé aux libertés et à la démocratie. C’est trop rapidement oublier sa dimension économique encore. Je peux ici donner l’exemple de la pratique la plus récente de la «conditionnalité» par les institutions financières internationales ou l’Union européenne dans les années 1990. Elles ont en effet demandé aux pays demandeurs d’aide ou désirant entrer dans l’Union de garantir un Etat de droit, c’est-à-dire la suprématie accordée à la Constitution, et donc celle des libertés économiques, dans le but de garantir le bon fonctionnement du marché. L’Etat de droit est ainsi devenu un «standard» de l’appréciation des régimes politiques garantissant, grâce à l’application de certaines réformes comme la protection de la propriété intellectuelle, la libéralisation du commerce extérieur ou la déréglementation des marchés. Des réformes auxquelles la justice constitutionnelle assurerait aussi la validité constitutionnelle.
Vous parlez de«secondarisation de la norme constitutionnelle».Pourquoi ?
Sur le plan du droit, la mise au second plan de la norme constitutionnelle par les pouvoirs institués vient peut-être en partie de ce que les Constitutions contiennent très peu d’«interdits» assortis de mécanismes de sanction. Rares sont les énoncés constitutionnels qui interdisent quelque chose au pouvoir. Comme la Constitution n’interdit pas expressément au gouvernement de déposer un projet de loi de financement de la Sécurité sociale qui réforme les conditions de la retraite des travailleurs, celui-ci le fait quand même, même si l’article 47-1 (1) n’a pas été inscrit pour faire une chose pareille. La Constitution interdit donc peu et quand elle interdit, il n’est pas rare que les moyens pour sanctionner la pratique prohibée n’existent pas ou qu’une révision constitutionnelle vienne faire sauter l’interdiction. Par exemple, les dispositions constitutionnelles limitatives du nombre de mandats présidentiels font fréquemment l’objet d’une révision postérieure, comme cela a été le cas au Venezuela en 2009 où on est passé d’un nombre limité de mandats à un nombre illimité. En 2020, Vladimir Poutine, qui aurait dû se retirer à la fin de son mandat, a fait changer la Constitution de façon qu’il puisse se représenter.
Vous rappelez également que le constitutionnalisme est imprégné du fait colonial…
Lorsqu’on regarde où est né le constitutionnalisme, la France, l’Angleterre et les Etats-Unis, il est impossible de le détacher de la colonisation. C’est parce qu’il a aussi à voir avec le développement économique des nations que le constitutionnalisme a à voir avec la domination des populations colonisées. La conquête de territoires a permis le développement d’activités prospères, soutenu ensuite par des institutions constitutionnelles adéquates. Cette expansion des premières nations constituantes a certainement contribué à asseoir l’imaginaire de la civilisation supérieure. On peut encore noter non sans une certaine ironie de l’histoire que dans la liste des Nations unies identifiant encore 17 territoires «non autonomes», ou non indépendants, 15 relèvent de l’administration des trois pays berceaux du constitutionnalisme. On a affaire à un système où la violence institutionnelle est sublimée par les idées constitutionnelles et le ressort populaire qui semble l’animer.
Il n’y a donc rien à attendre de la Constitution ?
Disons qu’il est au moins nécessaire d’être bien au clair avec cette histoire et avec la philosophie qui a fait naître et qui a permis la diffusion du constitutionnalisme. La question d’une possible réappropriation populaire et sociale de la Constitution est essentielle. Mais l’histoire récente ne plaide pour l’instant pas en faveur de cette possibilité. S’il y a des combats à livrer, c’est d’abord contre les représentations fantasmées du texte constitutionnel et contre son incapacité à réaliser ou favoriser la justice sociale.
(1) Pour sa réforme consistant à reporter l’âge légal de départ à 64 ans, le gouvernement d’Elisabeth Borne a eu recours à l’article 47-1 qui limite la durée des débats et permet de mettre en oeuvre les mesures par ordonnance en cas de désaccord avec le Parlement.
Lauréline Fontaine «Historiquement, la Constitution a été un instrument de domination économique»