Qui pour parler du droit ?
Réflexions à partir de l’intervention de Roland Gori, Professeur Emérite de psychopathologie à l’Université d’Aix-Marseille dans le séminaire Les usages du droit le 5 mars 2018.
Roland Gori a travaillé sur la norme comme facteur de normalisation, sur les valeurs et l’évaluation, qui lui a valu de faire le constat d’une urgence à mobiliser les forces sociales pour arrêter le train « néolibéral » qui emporte tout cela. Son « Appel des Appels », réunissant de nombreux chercheurs et praticiens (http://www.appeldesappels.org/), est la marque de cet engagement. Si l’on croit que le droit joue un rôle non négligeable dans l’avancement de ce train « néolibéral » et dans le circuit des rails qu’il emprunte, la présence de Roland Gori était susceptible de nous permettre d’en savoir un peu plus. En quoi, pourquoi peut-être, le droit participe-t-il lui aussi de ce mouvement ? Comme la plupart des intervenants avant lui, Roland Gori pense ne pas pouvoir dire quelque chose sur le droit, en tant qu’il ne s’agit pas de son objet disciplinaire. Etonnamment, la séparation entre les disciplines ne l’empêche nullement, comme professeur de psychopathologie, de mobiliser une cohorte de philosophes et de sociologues. On note enfin que, comme psychanalyste, il n’a nullement fait référence ni semblé mobiliser les principaux auteurs ou les enseignements de la clinique. C’est étonnant mais évidemment parfaitement légitime en tant que chacun choisit ce qu’il dit et pourquoi il le dit. S’agissant d’un certain rapport de chacun au droit, est illustré une fois de plus une certaine « psychologie » fort répandue, qui place en quelque sorte d’emblée les chercheurs non juristes « en dehors », ou « à part », du droit, au motif qu’on ne pourrait en formuler que des propos sans légitimité. Qu’on y songe, suggérer à quelqu’un de s’interroger sa propre représentation de la nature susciterait sans doute moins de difficulté, le risque d’être renvoyé à la philosophie étant moins grand. Certes la nature ce n’est pas le droit, et inversement. Mais le droit, qu’on le veuille ou non, semble bien innerver la vie sociale de tous, et il en découle en ce sens la légitimité de tous à en dire quelque chose. La crainte d’en dire quelque chose qui serait « erroné » semble toujours prendre le dessus, présupposant ainsi, et c’est peut-être ça ici le plus important, qu’il y aurait quelque chose de « vrai » à dire sur le droit. Est-ce le fait que le droit produit sa propre vérité, selon des moyens auxquels aucune autre chose ne semble pouvoir bénéficier, qui détermine l’impossibilité de la plupart de prétendre dire quelque chose de juste, d’intéressant même, à propos du droit ? Il semble pourtant que la « force du droit », fixée récemment et d’une certaine manière dans les esprits par Pierre Bourdieu, n’a pourtant jamais effrayé les philosophes, qui ont toujours parlé du droit. Les références philosophiques de Roland Gori à cet égard sont fortes, qui cite abondamment Hannah Arendt et Walter Benjamin, pour qui le droit n’est pas inconnu, suggérant même à leurs heures des solutions juridiques. Parler du droit comme non juriste est non seulement possible mais sans doute nécessaire aussi. Dans son intervention, Roland Gori, instruit des travaux de Canguilhem sur la problématique du « normal » et des écrits de Foucault sur les dispositifs de pouvoirs, a ainsi mis en avant un système implicitement « concurrent » du droit, ou « à côté » du droit (« la néo-évaluation est une manière de donner des ordres sans en avoir l’air »). Il a aussi interrogé le rôle des lois dans la société contemporaine, leur mode d’élaboration et leur articulation avec la notion de démocratie. S’appuyant sur des travaux dont il a eu connaissance, il a également parlé d’inflation du droit mou et de l’hybridation entre le public et le privé. Partant, beaucoup d’éléments permettaient d’interroger une certaine représentation du droit, et peut-être même la sienne propre. Arguant d’un « écrasement » contemporain de ce que Roland Gori appelle la « rationalité poétique et substantielle », on eut aimé qu’il interroge cet écrasement quant au droit, et spécialement quant à son rôle éventuel dans son écrasement. Basiquement, le droit est-il lui aussi, écrasé, ou alors, un certain droit est-il écrasé qui fait place à un autre ? Le droit participe-t-il, et comment, à cet écrasement ? Autrement dit, et pour répondre à ces questions, il s’agirait de ne pas considérer le droit comme quelque chose d’ « extérieur », de « suspendu » presque, détaché de tous les éléments que l’on observe et analyse soigneusement pour décrypter ce qui se passe à un moment donné dans une société donnée. Si souvent pourtant, le droit est oublié, ignoré, écarté des analyses, et s’il manque encore une histoire sociale du droit à faire, c’est tout autant le fait des juristes que le fait des non juristes, chacun se renvoyant toujours la balle.
L.F. mars 2018