Du droit et de la désobéissance. Eléments pour un paradigme démocratique[1]
Ce texte est un extrait remanié du texte « Obéissance et désobéissance légitime(s) au droit », in L. Fontaine, Droit et légitimité, à paraître aux éditions Bruylant en 2010.
La démarche adoptée pour appréhender le rapport entre le droit et la désobéissance dépend nécessairement, sinon d’un objectif ou d’une contrainte disciplinaire, d’une capacité à le transformer en action, et notamment dans une perspective d’une réalisation de la démocratie. Il faut donc se demander s’il est possible de construire un paradigme démocratique dans lequel le droit et la désobéissance seraient deux formes de pensée et d’action, dont il s’agirait de définir la teneur. La construction de la démocratie s’est incontestablement appuyée sur le droit depuis plus de deux siècles. Les Etats occidentaux post-révolutionnaires tendent en effet à faire du droit le premier et le plus sûr instrument de la démocratie. La désobéissance aboutirait en conséquence à une négation de la démocratie. En revanche, la prétention de toute norme juridique à s’imposer d’autorité[3], est aussi une prétention, sinon un pari, à obtenir l’obéissance. Ce pari, en quelque sorte obligatoire, que fait le droit, est adossé à ce qui constituera toujours sa limite, à savoir que l’obéissance ne peut être que « provoquée » par lui, car elle n’est pas logiquement ou causalement impliquée. La coïncidence entre la prescription d’une norme et la réalisation du comportement prescrit relève donc au mieux de la morale, de la persuasion et, en fin de compte, de la psychologie ; au pire, elle relève de la force actionnée par le prescripteur, même si dans cette hypothèse, on tend à penser qu’il ne peut plus y avoir d’ordre démocratique. Il « est une donnée de fait que tout ordre (juridique) compte aussi sur l’obligation morale d’obéir »[4]. Le droit, une fois institué, détermine à la fois le champ de l’obéissance et de la désobéissance et de leurs mécanismes d’admissibilité en droit. Son axiologie est propre, mais il espère que sont autorité trouve un appui dans les règles morales, voire dans une règle morale, qui voudrait qu’il est juste d’obéir au droit positif.
L’existence de cette règle semble ne pas pouvoir être posée de manière absolue. La morale, quelle que soit son origine, tend à introduire des nuances quant à l’étendue de l’obéissance due aux règles du droit positif. Dès lors que la règle morale n’est pas, il est juste d’obéir au droit positif de manière inconditionnelle, mais, il est juste d’obéir au droit lui-même juste[5], la désobéissance est théoriquement envisageable. L’hypothèse du droit injuste emporte l’hypothèse de la désobéissance juste. Le rapport entre droit et obéissance n’est donc pas nécessairement défini en une seule fois. En premier lieu, on convient que l’institutionnalisation du droit repose à un moment donné sur des valeurs qui lui confèrent sa légitimité, et que les changements de valeurs impliquent des changements de légitimité, et donc du droit, surtout dans son contenu. En second lieu, le droit lui-même admet parfois des hypothèses d’atténuation de la force de l’obéissance qu’il requiert, en admettant des hypothèses dé « légitime défense » ou d’ « état de nécessité » par exemple.
La plupart des réflexions sur la désobéissance aujourd’hui se situent théoriquement dans le prolongement de la règle de droit et non plus tellement sur le principe de son institutionnalisation. Le « pourquoi obéir au droit ? » devient « doit-on, X, obéir à la règle Y? ». Nombre d’actions aujourd’hui sont des « propositions » de légitimité, susceptibles d’entrer en conflit avec le droit. Ce moment est un espace de réflexion assez vaste, puisque, n’ignorant pas l’espace juridique, sont invoqués aussi des espaces de légitimité extérieurs à lui, et, par définition, presque illimités. La légitimité d’une action en regard du droit n’interroge alors pas seulement le droit lui-même, mais aussi ce qui lui est extérieur. La question principale devient alors : que peut-on faire dont on ne tire pas légitimité dans le système juridique lui-même ? C’est l’une des principales tensions des réflexions contemporaines sur la désobéissance et la résistance au droit : comment articuler l’espace juridique et l’espace non juridique dans un rapport de légitimité tel qu’il pourra fonder l’action ? Car bien sûr, il n’est pas question dans cette étude de penser la résistance au droit comme un résistance globale au système juridique en tant qu’instrument d’oppression qui conduirait à sa négation même. Il est seulement question d’envisager l’insertion « juste » de comportements « déviants » et « désobéissants » aux règles, telle que le système juridique dans son entier n’est pas remis en cause dans sa légitimité même. En bref, comment, pour agir, s’affranchir du droit en en tenant compte malgré tout ? Comment, en vertu de quoi et pourquoi, les hommes doivent-ils articuler le droit et leurs actions, individuelles ou collectives ? Penser l’articulation entre deux espaces de légitimité suppose donc de partir du droit, et des normes qui en sont spécialement la manifestation : comme objet de la désobéissance, les normes semblent déterminer elles-mêmes une capacité à leur propre contestation (1). Mais précisément, il apparaît que la contestation n’est pas forcément la désobéissance. On sera ainsi conduit ici, et toujours dans une perspective pratique, voire de recherche d’ « efficacité », à proposer que la forme de désobéissance couramment dénommée « désobéissance civile » ne doive pas, pour atteindre son but, emprunter les formes du droit (2).
1. Contester ou désobéir aux normes juridiques ? La délimitation du « champ » légitime des normes et du droit
C’est la particularité du droit de voir et de faire le monde à son image. Tout objet saisi par le droit acquiert une dimension juridique, qui, dès ce moment, est la seule envisagée par le droit. L’effet « absorbant » du droit, qui est en même temps autoritaire, est de nature à renforcer l’idée selon laquelle la totalité du monde ne doit pas être « juridicisée » et, que certaines questions doivent en être préservées, par crainte d’une dénaturation. Au contraire, certaines questions doivent pouvoir faire l’objet d’une lecture individuelle, voire intime[6]. On considère depuis longtemps qu’il existe des domaines dans lesquels le droit n’est pas « légitime » à agir, tout comme il existe au contraire des domaines dans lesquels il exprime toute sa légitimité. Dans l’histoire du droit et de la philosophie politique, il y a toujours eu des domaines à propos desquels on s’est interrogé sur l’opportunité du droit à intervenir par des règles contraignantes. Celui-ci doit constamment définir et redéfinir ses champs d’intervention, à la fois en fonction de ses buts et de sa propre conservation. La question de la définition et de l’étendue du service public a ainsi, dans l’Etat, remplacé les questions de la souveraineté, en lui assignant des missions et en excluant d’autres. Les évolutions sociales de toute nature informent et déforment à mesure le champ et les modalités d’intervention du droit. Aujourd’hui les lois mémorielles sont dénoncées au nom de la contestation du principe d’une lecture juridique de l’histoire, comme on s’interroge sur l’ étendue de l’intervention du droit dans les domaines de la bioéthique ou de l’environnement. La philosophie libérale est celle qui implique le plus une telle réflexion. Historiquement, les deux domaines qui apparaissent comme ayant fait ou faisant l’objet de revendications libérales fortes sont la famille et l’économie. Si le premier a depuis un certain temps céder à une certaine pénétration de la règle juridique, il s’agirait surtout aujourd’hui de préserver l’espace « commercial », régi par ses propres lois. Au premier rang d’entre elles, la fameuse lex mercatoria. Les entreprises demandent ainsi à se gouverner elle-même, et produisent de plus en plus fréquemment des « codes » de conduite, qui seront parfois qualifiés d’« éthiques », non sans une certaine forme de cynisme, ou, à tout le moins, de volonté de légitimation. L’existence d’une « réglementation » privée, pose très clairement la question de son articulation avec les lois de l’Etat, c’est-à-dire de la délimitation des champs de légitimité, du droit et des groupes sociaux en général, si ce n’est des individus. Il apparaît que chacun cherche constamment à définir et légitimer son propre espace de légitimité normative, exclusif des autres. Cette définition peut naturellement conduire à des chevauchements et donc éventuellement à des hypothèses de désobéissance. Mais de son propre point de vue, le droit ne parle qu’à lui-même et qu’avec lui-même. Il apparaît donc que, de ce point de vue, il ne peut y avoir de conflit avec un quelconque système qui lui serait extérieur puisqu’il les appréhende tous, explicitement ou implicitement. Le droit ne porte pas non plus de jugement de valeur sur d’autres systèmes de légitimité, puisqu’il les intègre ou les ignore. Le problème auquel beaucoup de théories sont confrontées depuis la pensée médiévale et moderne, est qu’on ne parvient pas à identifier de manière suffisamment consensuelle une autre autorité positive que le droit, qui serait suffisamment légitime pour être confrontée à lui, si ce n’est un autre système de droit.
Cela dit, le droit envisagé comme un moyen de parvenir à une certaine fin implique que « le geste de désobéir » puisse être interprété comme « une manière, pour qui le pose, de rappeler le droit à ses propres promesses »[7]. Dans cet esprit, les légitimités du droit et de l’obéissance ou de la désobéissance sembleraient devoir être pensées en commun, de telle sorte que l’on puisse isoler un paradigme général d’évaluation des actions. Déterminer un mode de gestion des conflits et des incompatibilités entre le droit et la revendication d’un autre système de valeurs, c’est assigner un rôle et des effets particuliers à la contestation du droit. La contestation « active » du principe de l’intervention juridique, relève en principe de circonstances historiques et/ou particulières, dans lesquelles le droit dans son entier et comme système apparaît globalement illégitime et injuste. C’est le fondement de la plupart des actes de résistance qui sont un jour parvenus à renverser en leur faveur la lecture de la légitimité du droit. Comme l’a relevé D. Lochak à propos de l’Italie fasciste, « progressivement, à partir de 1933, sous l’influence du nazisme, un discrédit croissant commença à entourer le droit, de sorte que la défense de la légalité se mua, peu à peu, en une ‘affirmation polémique’ »[8]. Ce que le droit fait, peut inciter à le contester comme droit. Mais, on le rappelle encore, contester la légitimité du droit comme droit, n’est pas la même chose que contester la légitimité de certaines actions du droit. Cet espace de réflexion sur le rapport entretenu entre l’obéissance, la désobéissance et le droit mérite d’être exploré en ce qu’il met en cause la pertinence de l’interventionnisme étatique en raison de ce qu’il dit et non en raison de ce qu’il prétend pouvoir le dire. La contestation peut donc porter sur une norme ou un groupe de normes du système juridique, sans le remettre en cause comme droit, ou en remettant seulement en cause sa prétention matérielle à intervenir quand il ne le devrait pas. Il apparaît que, contester le droit en raison de ce qu’il dit, est appuyer l’obéissance et la désobéissance sur le fond du droit. Contester le droit en raison de ce qu’il prétend dire, c’est appuyer l’obéissance et la désobéissance sur la conception du rôle du droit dans la société. La pensée des modernes a souvent révélé une alternative radicale entre l’obéissance et la désobéissance, le système tout entier devant être obéi ou renversé au nom de son illégitimité globale[9]. La plupart des auteurs contemporains cherchent au contraire à penser la gestion d’un conflit latent de valeurs qui ne remet pas en cause le droit lui-même comme droit, mais qui cherchent plutôt à en redéfinir les principes d’action. Dans le prolongement de la pensée libérale, penser la désobéissance est penser l’articulation des modalités d’action du droit et celles des individus. Le droit est un pari, la désobéissance un risque, dont il convient de mesurer, de délimiter les effets. Cette manière d’envisager la désobéissance est peu ou prou à l’opposé de la pensée socialiste, qui ne pense pas en tant que telle l’articulation entre le droit et les individus, parce que le droit repose sur la totalité du corps social. Dans cette perspective, la désobéissance ne peut alors être conçue que comme une trahison, à l’instar d’une lecture rousseauiste de l’institutionnalisation du corps social. Elle ne retrouve vie que précisément là où l’on considère qu’il n’y a pas de droit reposant sur cette totalité du corps social. Mais alors il ne s’agit plus, de nouveau, de penser droit et désobéissance mais bien droit ou désobéissance.
Penser les modalités de gestion d’un conflit ne revient pas nécessairement à chercher une harmonie, illusoire. Il s’agirait plutôt, toujours selon l’héritage libéral, de chercher à promouvoir la réalisation de la doctrine des « droits ». Qu’on les appelle « droits de l’homme », « droits humains » ou « droits fondamentaux », qu’ils soient individuels ou collectifs, politiques, économiques, ou sociaux, les « droits » sont aujourd’hui considérés comme le but ultime de la régulation sociale, quelles que soient les formes qu’elle emprunte. Droit et désobéissance peuvent de ce point de vue être traités à l’identique, comme deux modes d’action permettant la réalisation de la doctrine des droits. C’est parce que la désobéissance est tout autant pensée comme théorie et comme action, que son rapport avec le droit a constamment besoin d’être redéfini. Depuis le dernier tiers du XXè siècle en effet, la désobéissance est tout autant une pratique qu’une philosophie : même si on ne peut lire un encouragement clair à la désobéissance chez John Rawls, Ronald Dworkin ou encore Jurgen Habermas, on y trouve comme déterminante la circulation, la confrontation, et in fine, la conciliation des idées, sur le droit et la démocratie. L’espace de la désobéissance légitime au droit se mesure à la capacité du droit lui-même à trouver sa légitimité. Le conflit de valeurs qui se trouve à l’origine de la désobéissance n’a pas en lui-même et dans ce cadre, vocation à se pérenniser : l’objet immédiat de la désobéissance est de substituer une valeur à une autre. Celle qui est le mobile de la désobéissance est présentée comme « meilleure », et la désobéissance est donc « une prétention à devenir du droit »[10]. Toutefois, la possibilité même du conflit tend à devenir un standard, une « pratique » juridique, c’est-à-dire un mode d’élaboration des normes. De principe théorique, la désobéissance devient principe d’action, et prétend constituer, en tant qu’elle entre en conflit avec le droit, un espace où se cristallisent les différents éléments matériels de la légitimité, et dont elle espère que sorte une nouvelle « légitimité légale »[11].
De cette manière la désobéissance n’est ni une œuvre révolutionnaire – quand bien même leurs auteurs le prétendraient[12] – ni un simple acte de rébellion, au moins au sens où le droit entend la rébellion, c’est-à-dire comme une contestation de l’autorité et de la force des ordres et instructions juridiques. L’acte de rébellion ne s’appuie en théorie sur aucun fondement axiologique spécifique (sauf anarchisme), ni sur aucune théorie particulière, et s’applique aussi bien à un individu isolé qu’à un groupe d’hommes. La désobéissance comme oeuvre de contestation est conçue comme un acte positif, et prend bientôt le nom de désobéissance « civile », comme une prétention à être un instrument de participation du citoyen à la fabrication de son ordre légitime et sanctionné de valeurs. Il s’agit en général d’un action prolongée, parfois dite « subversive », parce qu’elle prend la forme d’une série de transgressions, mineures à l’échelle du droit, mais dont les visées sont de provoquer un changement matériel de légitimité dans le droit, par une modification de la règle. Cette forme de désobéissance prend comme moyen, non pas une substitution pure et simple de légitimité, mais bien une confrontation directe de légitimité matérielle. Elle vise à faire sortir la désobéissance de la clandestinité pour lui donner un statut, malgré le droit et sans doute en droit. Désobéir comme « citoyen » de manière délibérée et organisée signifie vouloir faire évoluer le droit. Il s’agit de mettre en avant, de poser un conflit de légitimité, et de tenter par la suite de diluer ce conflit en demandant au droit d’absorber une nouvelle valeur.
2. La nature de la désobéissance « civile » : désobéissance véritable ou simple contestation ?
La désobéissance comme « moteur de l’évolution » est un processus en cours de description dans la pensée actuelle des sciences humaines et sociales[13] et, progressivement, dans la pensée juridique. D’aucuns veulent en faire une nouvelle « force politique » qu’il s’agirait de prendre en considération pour reformuler la séparation des pouvoirs. Comme une autre manière de produire le droit, elle pourra connaître des succès ou des échecs, et, pour reprendre la formulation d’Austin, être « performative » ou non. L’existence revendiquée d’un tel processus explique que l’on ait déjà pu lire que la désobéissance civile est une source du droit, puisqu’elle peut effectivement conduire à l’édiction, la modification ou l’abrogation d’une règle de droit[14]. Par exemple, la désobéissance à l’interdiction de l’avortement en France au début des années 1970 fut « performative », et provoqua un changement de paradigme de légitimité axiologique, tandis que, depuis la fin des années 1990, celle relative à la culture des plants transgéniques a pour le moment aboutit à un échec, en provoquant au contraire l’édiction d’une nouvelle infraction en 2008, connue sous l’appellation de « délit de fauchage »[15].
La pratique du « conflit » structurel peut avoir deux objectifs en apparence distincts : le consensus d’une part, la coexistence de valeurs opposées d’autre part. La légitimité peut devenir consensuelle, si elle ne l’était pas ab initio. Le consensus fonde alors tout à la fois la légitimité du droit et la légitimité de la contestation. Le principe du pluralisme signifie que le droit doit tout à la fois pouvoir porter les valeurs d’un groupe et celle d’un autre, éventuellement opposées. Il y aurait alors, selon Alain, deux vertus du citoyen, c’est-à-dire la résistance et l’obéissance. « Par l’obéissance, poursuit Alain, il assure l’ordre ; par la résistance, il assure la liberté ». Il s’agit là d’une forme d’institutionnalisation de la désobéissance, comme une composante nécessaire dans le cadre d’un Etat libéral, voire démocratique. Aujourd’hui, la démocratie et les droits semblent indissolublement liés, à la fois entre eux et au droit lui-même, parce que le droit apparaît comme la seule force estimée capable de les réaliser tous les deux en même temps. Le processus à l’œuvre dans l’institutionalisation politique de la désobéissance, qu’il conduise ou non au consensus, paraît donc devoir passer par le droit positif. Le mode d’institutionnalisation juridique de la désobéissance qui a pour objet de contester le droit n’est toutefois pas sans poser un certain nombre de difficultés. La désobéissance « civile » et le droit peuvent s’articuler de deux manière : par une réussite occasionnelle de la désobéissance civile, et/ou par la légalisation de la désobéissance civile. Il arrive parfois que, bien que de manière rare, les actions de désobéissance civile, à défaut de réussir, ne soient pas condamnées ou seulement condamnées symboliquement pour les délits commis. Un jugement du tribunal correctionnel de Paris en date du 2 avril 2010 a relaxé l’ensemble des membres appartenant au collectif dit « les déboulonneurs », accusés de dégradation de biens (lesdites personnes s’en étant pris à des panneaux d’affichage publicitaires dont ils contestent l’existence et la légalité). Le tribunal correctionnel a décidé à leur sujet que le délit pour lequel ils étaient poursuivis n’était pas constitué, et qu’ils n’avaient fait là qu’user de leur liberté d’expression. Ce jugement est totalement inédit en France puisque, jusqu’à présent, les déboulonneurs avaient toujours été condamnés[16], mais aussi parce que jamais la liberté d’expression n’avait été conçue de cette manière là en France, une telle conception étant plutôt générée par le droit constitutionnel américain[17]. L’action des déboulonneurs n’a pas entraîné de changement dans les règles relatives à l’affichage publicitaire, mais elle n’a pas été considérée comme constitutive d’un délit au nom de la désobéissance civile, ce qui assez conforme à une lecture arendtienne de la désobéissance comme droit[18]. Dans Du mensonge à la violence en effet, Hannah Arendt estime que « découvrir une formule permettant de constitutionnaliser la désobéissance civile serait un événement d’une importance majeure », aussi significatif, ajoute-t-elle, que la fondation il y a près de deux siècles de la constitutio libertatis[19]. La proposition de légaliser la désobéissance civile est séduisante, mais peut-être illusoire…
Si l’action de désobéissance civile est reconnue comme légitime, voire légale, par le droit, alors elle constitue une modalité nouvelle de contestation du droit, au sein du droit et par le droit lui-même, au même titre que le recours juridictionnel contre un ordre illégal par exemple, ou que le droit de vote aux élections politiques. La désobéissance civile est alors un instrument du droit au nom de la démocratie et porte assez mal son nom, puisqu’elle devient un moyen légal de contestation du droit. Le droit doit alors articuler cette forme d’action avec les autres formes d’action, le recours juridictionnel notamment. La « réussite », ponctuelle ou définitive de la désobéissance civile, est ainsi susceptible d’être appréciée diversement selon que le principe de la désobéissance a été accepté comme tel, a priori, ou par un moyen détourné, a posteriori, par le recours à des notions juridiques déjà existantes telle la liberté d’expression. La performativité d’une action de désobéissance civile (un changement effectif de règle, par le constituant, le législateur, l’administrateur ou le juge), ne réduit-il pas aussitôt l’espace de la désobéissance à sa plus simple expression ? A mesure que le droit génère des espaces de discussion, de confrontation et de conciliation, qui sont aussi des espaces de décision, il délégitime la désobéissance. Le citoyen aura certes acquis un nouveau « droit », une nouvelle faculté, et réduit en apparence les risques de son action.
Théoriquement, la désobéissance véritable au droit reste bien hors le droit, mais pourrait-il en être autrement ? La problématique de la désobéissance à la désobéissance, par une opposition entre plusieurs groupes et selon les mêmes modalités et les mêmes « droits », peut surgir avec la même force. Ce n’est donc pas avec la désobéissance que l’on peut construire un paradigme global avec le droit. Ce sont toujours et seulement la place et les modalités de la contestation qui sont discutées, et non le principe de la désobéissance : il s’agit de déterminer les conditions de l’admissibilité en droit, de discussion de la pertinence des règles du droit en vigueur[20]. C’est d’ailleurs un phénomène du droit moderne que d’avoir introduit des outils de contestation du droit, réglés par le droit lui-même, et ainsi d’avoir permis à un citoyen de contester jusqu’à la loi (voire jusqu’à la constitution si le juge constitutionnel admet sa compétence), mais toujours sous le contrôle du juge. Le droit moderne a institutionnalisé les conflits de valeurs qui sont des conflits de légitimité. Cela implique qu’en tant que telle, la légalité reste en dehors du conflit. La désobéissance reste toujours a priori illégitime, au fond et en principe, et, a posteriori, illégale, au fond et en principe[21]. La contestation et la désobéissance apparaissent donc comme deux phénomènes distincts. Il apparaît à première vue que la première est dans le droit et est liée à la légalité, et que la seconde est hors le droit et est liée à la légitimité. En distinguant la contestation de la désobéissance, la légitimité se disjoint de la légalité, la première étant fondée sur des valeurs exclusivement, et la seconde sur des normes. Pour admettre l’idée d’une désobéissance en droit, il faut alors considérer le fondement de l’action : les valeurs ou les normes. Une action de désobéissance civile qui se fonde sur des valeurs est véritablement désobéissante, et ne peut donc être admise a priori par les normes, mais elle peut, ponctuellement, « réussir ». Une action de désobéissance civile qui se fonde sur des normes (parce qu’elle est légale ou constitutionnelle), peut aussi se fonder sur des valeurs mais ne sera pas véritablement désobéissante. Il en ressort une disqualification sémantique de la désobéissance civile, si elle était légalisée. Cette disqualification n’est en elle-même toutefois pas problématique pour poursuivre la réflexion. Il faut simplement l’appeler autrement. Le problème est sans aucun doute au-delà de cette disqualification.
Le véritable ressort de la désobéissance civile, pour ses différents acteurs, est qu’il s‘agit d’un moyen auquel il est recouru lorsque tous les moyens légaux ont déjà été utilisés. C’est l’idée de l’ultime moyen – en excluant la révolution, ou la situation pure et simple de délinquance. Légaliser la désobéissance civile c’est créer les conditions d’un autre moyen, hors le droit, de contestation et de désobéissance au droit, éventuellement plus violent. Dans le cadre d’une théorie libérale et démocratique, la désobéissance civile doit donc rester hors le droit, et relever de la théorie du droit de nécessité. Assimiler la désobéissance civile à un droit de nécessité a ses vertus, celle d’admettre la désobéissance, mais elle a aussi un inconvénient majeur, celui de n’être toujours subordonnée qu’à sa reconnaissance par le droit lui-même. La reconnaissance de l’action des faucheurs anti-OGM, tout comme celle des déboulonneurs est subordonnée à une décision de justice positive. Au surplus, ce qui peut être reconnu dans un cas peut ne pas l’être dans l’autre. Légaliser ou ne pas légaliser la désobéissance civile, telle semble être la question. Le droit et la désobéissance ne peuvent-ils pas, pour être constitutifs un paradigme démocratique, n’être considérés que comme antinomiques ? L’admissibilité de la désobéissance est une question de théorie politique, ici constitutive d’une métathéorie par rapport à la théorie juridique, qui doit continuer de rejeter le principe de la désobéissance pour ne pas se renier. Le paradigme démocratique apparaît ici comme méta-métathéorique, en considérant ensemble les éléments de la métathéorie et de la théorie.
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Les réflexions contemporaines cherchent souvent dans le droit une source d’admissibilité de nouvelles légitimités. Sont aussi bien sûr recherchées des formes nouvelles de légitimité qui échapperaient à la « police » du droit, mais presque toujours, sauf à mener une pensée négatrice du droit, elles le considèrent comme une référence nécessaire. Dans ce champ de réflexion, les juristes sont encore peu nombreux, la philosophie et la sociologie l’ayant investi depuis plusieurs décennies. Or, s’il faut une réflexion sur le droit, il faut y combiner une réflexion « en droit ». L’avènement de la constitutionnalisation de la désobéissance civile évoqué par Arendt peut être présenté comme permettant au contraire une délégitimation de la désobéissance, le droit ayant cet effet de tout réduire à lui. Cela n’a pas échappé à tous les juristes. Mais, alors que beaucoup se penchent abondamment sur les formes nouvelles et évolutives du droit dans un monde que l’on dit en mutation, il n’est peut-être pas raisonnable que la réflexion sur les formes d’obéissance et de désobéissance au droit, en tant qu’elle met en avant celle du rôle du droit et des règles de droit (et de leur efficacité) reste l’ « angle mort » de la réflexion juridique.
[2] Centre de Recherche sur les Droits Fondamentaux et les Evolutions du Droit, EA 2132.
[3] La question de l’autorité des normes et de la portée de cette autorité n’est d’ailleurs pas seulement une question politique, elle est aussi une question juridique.
[4] N Bobbio, Essais de théorie du droit, LGDJ, Bruylant, 1998, p. 31.
[5] Les notions de « juste » et d’ « injuste » sont ici prises dans le sens d’un paradigme de pensée et d’action, quelles que soient leurs références. En ce sens, est juste ce qui est considéré comme devant ou pouvant être réalisé ; est injuste ce qui est considéré comme ne devant pas être réalisé.
[6] Ce qui n’exclut pas les regroupements et les associations d’individus destinés à produire de nouvelles lectures du monde.
[7] O. de Schutter, « Désobéissance civile et cause significative en justice », in P.A Perrouty, Obéir et désobéir. Le citoyen face à la loi, éd. de l’Université de Bruxelles, Bruxelles, 2000, p. 113.
[8] Citant sur ce point A. Galante Garrone, Amalek. Il dovere della memoria, Rizzoli, 1989, D. Lochak, « Le juge doit-il appliquer une loi inique? », in Le Genre Humain, n° 28, Juger sous Vichy, Été-Automne 1994, p. 2.
[9] Il y a bien sûr des nuances et aucun auteur moderne n’a jamais pensé en soit l’obéissance inconditionnelle au droit. Mais, tous ont à un moment donné opéré un choix entre les effets entraînés par l’acceptation de la désobéissance ponctuelle, individuelle ou collective, au droit, et le principe de l’obéissance due, « en attendant ». Par ex. Diderot envisage que nous devons toujours nous soumettre à la loi, même insensée, car « celui qui, de son autorité privée, enfreint une loi mauvaise autorise tout autre à enfreindre les bonnes ». « Il y a moins d’inconvénients, ajoute-t-il, à être fou avec les fous qu’à être sage tout seul » (L. DIDEROT, « Supplément au voyage de Bougainville », in Oœuvres complètes de Diderot, éd. Garnier Frères, Paris, 1875, p. 249). Ce principe n’empêche pas Diderot de considérer que nous devons « parler » contre les lois insensées jusqu’à ce qu’on les réforme, mais l’obéissance leur sera toujours due, en quelque sorte a priori.
[10] D. Hiez, « Les conceptions du droit et de la loi dans la pensée des désobéissants », in D. Hiez, B. Villalba, La désobéissance civile, éd. du Septentrion, 2008, pp. 81-82.
[11] Qu’on préfère à une « légalité légitime » (Voy. J. Habermas, Raison et légitimité : problèmes de légitimation dans le capitalisme avancé, Payot, Paris, 1978, p. 141).
[12] Il s’agit plutôt d’une manière de diluer un conflit de légitimités, tout comme les coups d’Etat ou les régimes souvent mis en place après des défaites militaires. Ces évènements soudains, « brutaux », ne visent pas à poser un conflit de légitimité puisqu’ils le résolvent en même temps par une substitution de légitimité et de légalité.
[13] V. Le Heno, « La désobéissance : un moteur de l’évolution », texte disponible sur www.scribd.com
[14] De la part d’un juriste récemment, R. Encinas de munagorri, « La désobéissance civile, source de droit ? », Rev. Tr. de Dr. Civ., 2005, et de la part d’une publication non juridique de manière un peu plus ancienne, Rosso, n°15, mars-avril 1975, p.49 : « l’illégalité des luttes est source de droit » (trad. de l’italien).
[15] Voir L. Fontaine, « La lutte anti-OGM : désobéissance civile ou acte délinquant ? Les frontières du système juridique à l’épreuve de la question scientifique et de la contestation », in Droit de l’environnement, n° 160, Juillet-Août 2008, p. 34.
[16] Même si les peines ont systématiquement été symboliques et s’élevant à 1 euro de dommages-intérêts.
[17] Même s’il ne faut pas en exagérer la portée. Très ponctuellement certaines actions de désobéissance civile peuvent ne pas être condamnées par la justice américaine au nom de la liberté d’expression consacrée par le 1er amendement à la Constitution, mais le principe de la désobéissance civile reste complètement contraire au droit américain, tout en étant très conforme à l’esprit américain. Voir not. H. Zinn, Désobéissance civile et démocratie, éd. Agone, Paris, 2010, et S. Turenne, Le juge face à la désobéissance civile en droits américain et français comparés, LGDJ, Paris, 2007.
[18] Hannah Arendt, Du Mensonge à la violence, Calmann-Lévy, éd. Pocket, coll. Agora, 1972, p.102 et s.
[19] Ibid., p. 85.
[20] C’est la raison pour laquelle la plupart des écrits consacrés à la désobéissance civile prennent grand soin de délimiter les conditions de son acceptation comme « désobéissance civile », pour ne pas être confondue avec n’importe quel acte de désobéissance. Par ex. M.J. Falcon y Tella, « La désobéissance civile », Rev..Inter. d’Et. Jur., 1997, n° 39, pp. 27 et s.
[21] G. Simmel, Sociologie et Epistémologie, P.U.F., Paris, 1991, p. 123 : « Les exigences de la vie en société commandent ou légitiment certaines formes de comportement ; elles sont valables et elles se produisent à ce stade exclusivement en vue de cette finalité. Mais dès que « le droit » s’affirme, le sens de leur réalisation change ; en effet elles ne doivent dès lors se manifester que parce qu’elles sont précisément du « droit », indifférentes qu’elles sont à la vie qui à l’origine les a fait naître et les a commandées, et cela jusqu’à l’extrême fin du fiat justitia, pereat mundus. Bien que par conséquent le comportement conforme au droit s’enracine dans la vie sociale, le droit pur n’a pourtant plus de « fin », parce que désormais il cesse d’être un moyen, du fait qu’il se détermine de façon autonome, et non plus comme légitimation d’une instance supérieure telle que la matière vitale la façonne ».



