Ce texte est présenté sur mon compte Mediapart et mis en Une du journal le 27 juin 2023.

Nul n’est besoin d’être juriste pour saisir le rôle qu’a joué le droit dans la construction de nos sociétés modernes. Certes les formes qu’il emprunte et les obligations auxquelles il nous soumet peuvent participer de la domination de certains groupes sur d’autres (des possédants sur les plus pauvres, des métropolitains sur les ultra-marins « conquis » par exemple) ; il ne s’agit pas de le nier. Mais le principe de la règle autour de laquelle les membres d’un même corps politique et social se rassemblent présente au moins la vertu de soumettre – et au moins d’essayer d’y parvenir – la loi du plus fort à d’autres principes et d’autres exigences. Evidemment, cela à la condition que le droit lui-même ne vise pas à restaurer partout cette loi. Pour cette raison on peut s’inquiéter, comme le rappelle souvent Alain Supiot, que les évolutions contemporaines du droit s’alignent sur l’idéologie d’une course permanente qu’il s’agirait de gagner, quoi qu’il en coûte.

Mais s’inquiéter du rôle du droit en pensant ses transformations et son contenu ce n’est pas la même chose que de contester l’idée même de droit. Même la pensée anarchiste n’a pas été jusque-là, qui, comme l’étymologie le rappelle, ne conteste pas l’idée de règle mais celle de pouvoir.

Que s’est-il passé pour qu’il apparaisse presque naturel à certains de contester l’existence du droit comme frein à l’action sans limites, alors que c’est précisément sa vertu ? Que s’est-il passé pour que soit rejetée l‘idée de contre-pouvoir, dont l’intérêt est précisément de faire obstacle à la loi du plus fort ? Que s’est-il passé pour que les juges, contre-pouvoirs de droit, déjà bien en peine de faire respecter le droit par les autorités administratives et politiques, soient victimes d’un procès en illégitimité ?

La ringardisation du droit a le vent en poupe, et avec elle l’abandon de notre soumission à la volonté future, et nécessairement arbitraire – puisque sans droit – des autorités qui parviennent encore à se hisser à ce rang par la fortune des élections locales et nationales, auxquelles peu aujourd’hui accordent crédit. Le credo de ces autorités est de faire du droit un instrument entre leurs mains – puisque la règle ne convient pas à nos désirs de pouvoirs changeons-la ! – redonnant ainsi sa noblesse à la loi du plus fort.

Notre inclination naturelle, voire notre fascination pour cette loi, et l’affranchissement de toute limite, se déploient au sacrifice du droit. Il ne s’agit donc plus d’imaginer un droit plus démocratique, un droit qui limite le pouvoir de quelques-uns, un droit qui ne favoriserait pas les inégalités de richesse, ou un droit qui ne considèrerait pas la nature à partir de sa seule valeur marchande. Il s’agit désormais d’éliminer le droit, ou de le tordre pour qu’il se love totalement dans la raison du plus fort, mais toujours au prétexte du bien commun. Qu’on en accepte l’augure est le signe de ce qu’on renonce à construire un droit, certes exigeant, mais qui ferait communauté.

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