La promesse de l’écriture

(Mots du 29 avril)

 La portée du droit est-elle liée à la densité de son écriture ? Il est probable que tous nous répondions à cette question par la négative, parce que nous savons ou présumons qu’il peut y avoir du droit, et du droit « solide », en dehors de tout texte. Alors on peut se demander qu’elle est la portée des près de 200 nouveaux textes juridiques adoptés au niveau parlementaire et gouvernemental entre le 9 mars et le 22 avril 2020 en France. Sauf erreur possible dans mon comptage rapide – qui n’entamerait en rien la réflexion à ce sujet toutefois – ce sont 4 lois et 1 loi organique, 58 décrets, 42 ordonnances, 65 arrêtés et 12 circulaires qui introduisent un nouvel état dans l’Etat, celui de l’ « urgence sanitaire ». Et de fait, la plupart de ces textes, parce qu’élaborés et adoptés à une très grande vitesse, trouvent leur justification dans les éléments de leurs intitulés, parmi lesquels : « en raison des circonstances exceptionnelles liées à l’épidémie de Covid-19 », « afin de faire face aux conséquences de l’épidémie de Covid-19 », « en vue de prévenir la propagation du Covid-19 », « en raison de la crise sanitaire née de l’épidémie de Covid-19, « au tire de la période d’urgence sanitaire », « dans le cadre de l’épidémie de Covid-19 », « pendant la crise sanitaire née de l’épidémie de Covid-19 », etc.

L’écriture est texte, mais elle est aussi inscription des discours dans nos espaces communs. Le recours à un discours récurrent est une forme d’écriture, qu’elle se fasse texte ou non. Pour « faire face », les autorités politiques « habilitées » ont choisi d’écrire un nouveau droit, fondé sur un langage qui paraît faire écho à nos espaces communs d’écriture. Car il n’y a pas que le droit qui s’écrit, ou, du moins, pas que ce qu’on croit ne pas relever du droit, mais qui fait plus que jamais et depuis un long moment l’objet d’une très forte normalisation, par l’écriture, renforcée par l’effet de transmission, et qui crée une conformisation des comportements auquel les meilleures règles ne sauraient parvenir.

La rapidité avec laquelle nous nous approprions des éléments de discours est impressionnante, qui nous fait tous parler de la même manière. Impossible d’échapper à la « distanciation sociale », au « monde » ou au « jour d’après », et maintenant aux « récalcitrants ». Cette accoutumance immédiate ne serait peut-être pas possible sans le terreau sur lequel elle se déploie. Nous sommes ainsi, et depuis un moment, bardés de « guides », « modes d’emploi », « fiches d’information » et, d’une manière générale, de « documents de référence » dans presque tous les domaines de notre vie, qui ont vocation à expliquer comment bien faire, sur la base de ce que certains feraient bien. Ces guides, fiches et documents de références se veulent ainsi surtout des « partages » de « bonnes pratiques », qui mettent les autres pratiques en marge de la norme à suivre. Et le phénomène est socialement très installé puisque ces différents écrits émanent tant des institutions publiques que de groupes privés, qui tous nourrissent d’excellents sentiments à l’égard de cette diffusion. L’individu informé, assisté, et peut-être « augmenté », est le citoyen sans reproche.

 Si donc l’état déclaré d’urgence sanitaire neutralise une partie des normes qui s’appliquent normalement aux échanges qui ne peuvent plus avoir lieu, l’écriture commune du langage et les « guides » réintroduisent de la norme dans l’espace plus réduit de cette vie « à part » des autres corps. Presqu’aussitôt le « confinement » décidé, le secrétariat chargé de l’égalité entre les femmes et les hommes et de la lutte contre les discriminations a ainsi publié un « Guide des parents confinés. 50 astuces de pro », et, d’une initiative privée, est rapidement sorti « Le petit guide pratique du confiné ». Il faut voir comment de tous côtés on s’escrime à vouloir nous faire bien vivre notre « vie confinée », devenu slogan médiatique insupportable car à la hauteur de la conformisation qui la soutient. Ceux qui vivent « mal » sont confrontés à ce devoir de bien vivre par l’assistance des conseils, guides et bonnes paroles. Ceux qui, sans cette respiration artificielle, vivent pourtant « bien », sont priés de ne pas le faire trop savoir car ils saboteraient les fondements de tout un système reposant sur l’intrinsèque difficulté à « faire face » à laquelle nous sommes tenus. Et que dire des « récalcitrants », ici entamant une passe de rock’n’roll, là prenant l’apéritif, objets nécessaires du ressentiment entretenu par les bons pratiquants.

 On peut tout à la fois essayer d’analyser et de prophétiser ce que l’écriture juridique du moment fait pour le présent et pour l’avenir. Mais, la lecture, qu’elle soit celle du texte ou de l’inscription des discours dans l’espace de nos vies, appartient à chacun sans doute. Des éléments de lecture sont toutefois repérables par tous dans le déroulé de la communauté humaine et dans les intentions plus ou moins claires et/ou plus ou moins avoués des « écrivants », qu’on peut chercher à mettre au jour. Si on nous a bien appris que la lecture était importante, et que tout – ou presque – était interprétation, interroger l’acte d’écriture ne l’est sans doute pas moins.

 Je vous propose aujourd’hui le deuxième texte de droit constitutionnel annoncé[1], consacré à l’acte et au moment de l’écriture et de la réécriture du texte des constitutions politiques.

 Cette fois encore, je mets à disposition une version en langue anglaise, pour partager avec nos collègues non francophones. Bonne lecture.

             La stratégisation originelle de l’écriture (et de la réécriture) constitutionnelle

            The original strategisation of constitutional writing (and re-writing)

Lauréline Fontaine – 29 avril 2020

[1] Voyez le premier texte proposé avec les « mots du 14 avril », La (dé)-raison du droit constitutionnel contemporain. Eléments pour un bilan. Voyez aussi le troisième texte proposé en juin 2020, Sur l’empreinte économique de la constitution américaine. lecture croisée de Charles Beard, co-écrit avec Violaine Delteil, et présenté dans le cadre d’un texte intitulé L’ignorance de la vie.

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