Cette tribune est parue sur le Club de Mediapart le 15 avril 2022
C’est un bien difficile équilibre qu’il faudrait trouver entre le domaine du politique et celui du juridique. En quoi le droit peut-il s’opposer aux prétentions des politiques, voilà qui paraît au cœur du débat qui se déroule actuellement à propos des ambitions référendaires de la candidate à la présidence de la République, Marine Le Pen. Les journaux et plateaux de télévision convoquent ainsi les constitutionnalistes pour savoir si ce qu’elle propose est conforme au droit, rigoureusement exactement comme on le faisait lorsque le gouvernement proposait de nouvelles mesures de restrictions des libertés pour lutter contre la propagation du virus de la Covid 19. Et c’est bien ça le problème.
En effet, comment apparaître crédible aux yeux d’un électeur ou d’un potentiel électeur en faveur de la candidate lorsque l’on voit les juristes expliquer à quel point madame Le Pen ignore le droit, tandis que, de notoriété publique, celui-ci a été ignoré par les différents organes de pouvoir il y a peu, jusque par le Conseil constitutionnel lui-même lorsqu’il a admis que le législateur pouvait violer la constitution en raison « des circonstances particulières de l’espèce » (décision n° 2020-799 DC du 26 mars 2020) ? Le constat de l’extrême faiblesse des limites juridiques a été posé à de nombreuses reprises ces derniers mois, mais la mémoire est souvent très courte. Comment défendre par le droit la limite de l’action de l’Etat en expliquant que l’usage du référendum pour certains sujets ou pour réviser la constitution serait contraire à la constitution, alors que ce même droit n’a opposé aucune limite – ou si peu – à l’action du gouvernement pendant deux ans ?
Cette manière de faire renforce l’idée que les juristes ont dans leurs analyses « deux poids deux mesures » et donne l’occasion d’en balayer les arguments. D’un autre côté, les juristes par leurs analyses renforcent les convictions contre lesquelles ils prétendent lutter.
La véritable question aujourd’hui, entendez l’enjeu politique et sociétal, n’est donc pas de savoir si les propositions de Marine Le Pen sont conformes ou non conformes au droit, puisqu’on a compris que celui-ci était très malléable, mais de déterminer quels équilibres on veut trouver entre ce qui devrait constituer de véritables limites juridiques à l’exercice du pouvoir politique, et ce qui suppose de laisser un champ d’action ouvert aux nouvelles propositions. Autrement dit, la « petite cuisine » actuelle des juristes n’est en aucun cas une réponse aux ambitions politiques fortes apparemment portées par la candidate du Rassemblement National.
Si Marine Le Pen entend soumettre des questions au référendum, il ne faut pas se contenter d’en discuter la conformité à des procédures organisées par le texte constitutionnel, que les constitutionnalistes interprètent d’ailleurs dans telle ou telle direction. Il faut interroger la pertinence politique et sociétale de cette vision au regard des aspirations profondes de notre société, en acceptant d’ailleurs de la confronter à la vision dominante qui produit une manière d’exercer le pouvoir dont on ne peut parfaitement établir qu’elle soit en tous points préférables, et dont d’ailleurs il est probable que Marine Le Pen reproduise le schéma si elle était élue.
On a vu en effet une Assemblée nationale soumise au pouvoir exécutif et une faible capacité juridique d’opposition du Sénat (qui n’a pas le dernier mot) ; des contre-pouvoirs juridictionnels plutôt faibles ; une insuffisance crasse du temps passé à la réflexion sur les différentes normes élaborées pour tous les secteurs de la vie économique et sociale ; une dévalorisation de l’action publique par la survalorisation du monde entrepreneurial et managérial, ainsi que l’affaire des cabinets de conseil vient encore de l’illustrer. Dans ces conditions, et même si on peut à cette heure douter de ce que Marine Le Pen aurait une majorité au Parlement et de ce que les juges valideraient « en masse » les différentes mesures prises, qui ne voudrait pas de toutes les façons retrouver un pouvoir de parole par la voie du référendum ? L’apparent bon sens de la proposition de Marine Le Pen trouve son pendant dans les inaudibles explications des juristes.
Le juriste qui comprend son métier et son savoir-faire comme des éléments destinés à comprendre mieux ce qui fait cohésion, ne s’enferme pas dans l’opposition pied à pied avec une partie du corps électoral dont l’expression est plutôt assez claire. Il ne s’agit pas de dire si on a le droit de faire ou de ne pas faire ceci ou cela – puisqu’il est apparu que les limites étaient faibles – mais ce qu’on veut effectivement faire, comment et pourquoi.
Je préfère par exemple expliquer pourquoi je suis défavorable à la peine de mort (question dont la candidate vient de dire que finalement elle ne la soumettrait pas au référendum) ou à l’arrêt de l’immigration, éventuellement militer en faveur de l’indérogeabilité de tels principes, à partir de critères humains sur la base desquels on peut trouver le bon équilibre entre le politique et le juridique, plutôt que d’expliquer complètement vainement, comme on l’a fait pendant deux ans, en quoi telle ou telle ou telle mesure ou procédure est juridiquement possible ou impossible. C’était produire une parole qui n’est pas neutre tout en la prétendant neutre, et c’était donc la décrédibiliser.
Pour que le droit soit comme on le dit un « rempart », il faudrait discuter un peu plus de ce par quoi il pourrait nous rassembler, et ne pas tomber dans le piège, tellement facile il est vrai, de la binarité et de l’opposition termes à termes.