La lutte « anti-OGM » : désobéissance civile ou acte délinquant? Les frontières du système juridique à l’épreuve de la question scientifique et de la contestation
Ce texte a été publié dans la revue Droit de l’environnement en juillet 2008 (p.34), dans le cadre de la publication des actes d’un colloque organisé à l’Université de Caen par Marie-Pierre Maurin sur les évolutions du droit de l’environnement.
La controverse sur les OGM n’est pas, du point de vue juridique, indécidable. C’est précisément cela qui est présumé par les actions de lutte contre les OGM : en violant ostensiblement la loi, les faucheurs investissent le terrain du droit et se proclament arbitre d’une controverse scientifique. Les faucheurs « volontaires » de plants transgéniques font ainsi en sorte qu’un débat, dont l’issue est encore incertaine sur le plan scientifique, soit définitivement tranché sur le plan du droit. Ils invoquent pour cela des arguments exclusivement juridiques, tel le droit à un environnement sain, l’incertitude de la science venant en renfort. La logique invoquée par les faucheurs volontaires, en France comme à l’étranger d’ailleurs, est celle de la « désobéissance civile », c’est-à-dire sommairement une violation du droit pour obtenir la modification de celui-ci, quitte à invoquer des principes issus de ce même droit. Dans la désobéissance civile, la référence juridique est ainsi constante et ambivalente : les désobéissants civils sont pour et contre le droit. Ils en acceptent la juridiction mais n’en acceptent pas, ponctuellement, le contenu.
Bien connue de la philosophie politique, notamment américaine qui en est à l’origine, la désobéissance civile est fondamentalement d’inspiration libérale mais a été réadoptée par d’autres théories : elle est ainsi soit une stratégie défensive des individus contre des cas de violations graves des droits par le pouvoir, et ainsi d’usage exceptionnel dans le cadre des pays démocratiques (Rawls), soit une forme normale d’action politique en ce qu’elle provoque un débat démocratique permettant à des voies qui n’ont pas été entendues (ou qui ne se sont pas considérées comme entendues) de participer à la délibération (Habermas). Quelle qu’en soit l’inspiration, la désobéissance civile se définit toujours à peu près de la même façon : « La désobéissance civile implique des actes illégaux, la plupart du temps de la part d’acteurs collectifs, actes qui sont publics, justifiés par des principes, et à caractère symbolique et concernent prioritairement des formes de protestation non violentes, et un appel à la raison au sens de la justice du peuple. Le but de la désobéissance civile est de persuader l’opinion publique dans la société civile et politique qu’une loi ou une mesure spécifique sont illégitimes et qu’un changement est nécessaire »[1].
La désobéissance civile se manifeste donc comme une violation délibérée de la loi. Elle n’est pas le fait d’individus isolés mais de groupes de citoyens (et en principe pas de groupes politiques), qui s’appuient sur des principes revendiqués comme supérieurs à ceux violés et ce, afin d’obtenir une modification du droit au nom des principes invoqués[2]. En outre, les désobéissants acceptent la peine encourue comme symbole de l’injustice qu’ils combattent[3].
Le militantisme anti-OGM a pris la forme plus spectaculaire d’actions organisées en violation de la loi, notamment par le fauchage sauvage de plants de riz ou de maïs génétiquement modifiés. Dans le cadre de ces actions, plusieurs règles de droit ont été volontairement violées : violation du droit de propriété, destruction volontaire de biens appartenant à autrui et, parfois, rébellion et outrage à des agents de la force publique. Il s’agit là d’infractions tombant sous le coup de la loi pénale… et, de cette manière, on peut dire, à première vue, qu’il s’agit bien d’actes délinquants au sens le plus large de violation de la loi pénale. Pour autant,la logique de la désobéissance civile a-t-elle pour effet, sinon d’effacer, au moins de nuancer, la portée délinquante des actions organisées ? C’est une condition même de la désobéissance civile que de s’opposer au droit en violant celui-ci. Les militants anti-OGM qualifient donc leurs actions en référence à la loi pénale, et revendiquent dans la foulée le droit à un procès lorsque seuls certains d’entre eux sont appelés à comparaître. Il y a là un paradoxe, qui tend cependant se diluer si l’on considère les difficultés qu’il y a à subsumer entièrement la lutte anti-OGM sous la catégorie « désobéissance civile » (I). Dernièrement, la question soulevée par les faucheurs a été tranchée par le Parlement français qui a invalidé la lutte en ne retenant pas l’idée d’un abandon de la culture d’OGM, et en créant même un délit spécial relatif à la destruction et à la dégradation volontaire de plants transgéniques[4]. Invité à se prononcer sur la constitutionnalité de ce délit dit de « fauchage », le Conseil constitutionnel n’a pas considéré qu’il y avait rupture de l’égalité devant la loi[5]. La question que l’on doit alors se poser est de savoir si cela invalide ou non toute possibilité, en France, de faire de la désobéissance civile…légitime (II).
1. La lutte anti-OGM relève-t-elle de la désobéissance civile ?
Si l’on s’en tient à la doctrine classique de la désobéissance civile, plusieurs facteurs peuvent faire douter de cette qualité s’agissant de la lutte anti-ogm, non sur le fond, mais sur la forme. Trois éléments notamment posent difficulté: la « manière » dont ces actions ont été menées, l’organisation de ces actions, et enfin l’acceptation des conséquences de l’action par les faucheurs. En effet, il est une constante de la désobéissance civile qu’elle doit être non violente. Or, indépendamment du fait qu’on peut se demander s’il était réellement possible d’agir autrement, les actions de lutte anti-OGM ont été, la plupart du temps, menées avec violence. Ensuite, la désobéissance civile n’est pas une lutte politique mais bien civile, voire civique. Or, dans la mesure où ce mouvement est clairement et publiquement mené à l’initiative d’un homme qui s’inscrit dans le paysage politique, il se trouve privé d’une partie de son assise civile. Enfin, si les faucheurs revendiquent le caractère infractionnel de leurs actions, ils invoquent simultanément des arguments de droit, tel l’état de nécessité, pour ête exonérés de leur responsabilité pénale. Précisément, la « peine » doit, dans la conception classique de la désobéissance civile, être le symbole de ce que le désobéissant s’inscrit dans un logique de justice, différente de celle portée par le système juridique … dont il accepte l’autorité.
Plusieurs années de jurisprudence française sur le sujet manifeste sans aucun doute l’hésitation des juges et l’absence de commun esprit sur la question. A certains égards, on peut affirmer que certains juges ont été sensibles à l’argument – voire à l’objet de la lutte – et ont appliqué le droit avec grande indulgence, voire avec grande clémence. D’autres au contraire ont purement et simplement réfuté l’idée en rejetant sans ménagement, mais toujours juridiquement, toute possibilité d’admettre une cause exonératoire et légale de responsabilité. Ainsi des « faucheurs » ont-ils été condamnés à de la prison, ferme ou avec sursis et à des peines d’amende. Devant ces divergences de solutions, la Cour de cassation qui, en dernier lieu, a tranché, plusieurs fois, la question : les actions de lutte anti-OGM ne sauraient bénéficier de la clémence des juges, il s’agit bien d’actes délinquants.
2. La désobéissance civile est-elle invocable en droit français ?
La France n’apparaît pas comme la meilleure terre d’élection du concept de désobéissance civile en droit français et devant les juridictions françaises. Le concept ne semble en effet pas adéquat. Du point de vue du juriste positiviste, la question est au mieux incongrue, au pire totalement stupide : soit le droit qualifie un acte de délit (au sens large) soit il ne le fait pas. L’un et l’autre ne vont pas ensemble. Si même on admet des causes exonératoires, ces causes, en tant qu’elles sont admises par le droit, impliquent qu’il n’y ait en réalité pas de violation du droit : soit il y a violation du droit, soit il n’y en a pas. S’il n’y en pas, il n’y a pas non plus de désobéissance civile possible en tant qu’il s’agit d’un acte de contestation du droit ; elle ne peut être intégrée que comme cause exonératoire.
A ce jour, il n’y a sur cette question aucune ambiguïté, au moins en droit français : elle n’est pas admise. Cela explique sans doute pourquoi les juristes se sont si peu intéressés à la question de la désobéissance civile. Ils font porter leur réflexion sur les moyens légaux de contestation du droit, et pointent éventuellement les lacunes du système. Même la sociologie du droit a fait peu de cas de la désobéissance civile. Au moins est-ce le cas en France, car aux Etats-Unis, la question est posée constamment. Il existe une raison principale à cette différence entre les systèmes américains et français, tenant au rôle qui est conféré et attendu du juge : en France, le juge ne doit pas trancher de questions morales, sociales ou éthiques, contrairement à ce qui se passe aux Etats-Unis. Il doit seulement appliquer la règle de droit dont l’interprétation qu’il donne est la vérité du droit, une et uniforme. Pas d’opinion dissidente en France, pas de discussion… pas de désobéissance légitime. Pour qu’une telle possibilité existe, il faudrait la réunion de deux conditions : attribuer au juge le rôle de trancher, à travers une question juridique, des controverses sociales et/ou éthiques, et admettre la hiérarchisation des normes et des valeurs à l’intérieur du droit. Sur ce dernier point, soit la hiérarchie est établie et la discussion peut porter sur le contenu des valeurs, notamment celles situées en haut de la hiérarchie (discussion courante aux Etats-Unis) ; soit elle n’est pas établie et la discussion peut éventuellement porter sur la place respective des valeurs dans la hiérarchie.
Si la désobéissance civile peut et peut-être même doit être appréhendée par le droit, cela passera sans aucun doute par la définition du rôle du juge du contenu des valeurs et de leur place dans le système juridique : s’agissant de l’environnement, c’est son contenu qui doit faire l’objet de discussions à présent.
[1] Hannah Arendt, Du mensonge à la violence, Calman Levy, 1972, p.55-111.
[2] Elle doit d’ailleurs être distinguée de plusieurs notions et notamment le droit de résistance à l’oppression et la rébellion.
[3] C’est ce contre quoi la lutte est organisée qui est injuste, et non en elle-même la peine encourue, puis infligée.
[4] Lors des débats relatifs à l’adoption de la loi, la question de la désobéissance civile a été discutée, notamment parce que certains parlementaires se déclaraient eu-mêmes comme des désobéissants civils. Toutefois, le débata été particulièrement bref sur ce point et, disons-le, peu sérieux. C’est la raison pour laquelle l’issue de ce débat n’implique pas que l’on doive se demander si la nouvelle pénalisation de l’action a pour effet de disqualifier l’action de désobéissance civile en tant que désobéissance civile. Ce ne sont pas les résultats obtenus par les désobéissants civils qui conditionnent la validité de l’action comme action de désobéissance civile.
[5] Décision du 19 juin 2008, 2008- DC, Loi relative aux organismes génétiquement modifiés.



