Brèves réflexions à partir d’un rapport d’information du Sénat.
Ce texte a été publié dans les Mélanges en l’honneur de Bertrand Mathieu. Pouvoirs et contre-pouvoirs parus en décembre 2023 aux éditions LGDJ sous la direction de Anne Laure Cassard-Valembois, Charles Fortier et Marie-Odile Peyroux-Sissoko
Dans l’action, les principes vacillent souvent. Parfois, c’est seulement parce qu’ils ont été improprement réfléchis. Mais parfois aussi, c’est par pure commodité ou paresse que l’on met les principes à l’écart, et l’éthique de l’action est alors en jeu. L’idée que le droit est une « gêne » est contraire à celle d’un Etat de droit où l’action selon le droit est au contraire une promesse de liberté. Pour éviter l’arbitraire, il faut, contre l’intuition et l’injonction contemporaines de l’immédiateté, mâtinées d’une ignorance et d’une inculture crasse sur les sociétés humaines, prendre le temps et toujours assurer le respect des droits et libertés. Il faut aussi, contre les mantras qui s’imposeraient d’eux-mêmes, confronter les différents intérêts qui traversent le corps social. La construction à la fois théorique et idéologique de l’Etat de droit, tout autant que la revendication des démocraties modernes à être des États de droit, souffre ainsi aujourd’hui de deux maux : elles sont insuffisamment réfléchies[1], et les institutions politiques et administratives s’en écartent volontiers par pure paresse, stratégie ou simple commodité.
Dans le langage et le discours contemporains de nombre d’autorités politiques, administratives et même judiciaires, le droit, ses procédures et ses prescriptions, tout autant que « les » droits, sont une véritable gêne à ce qui semble avoir idéologiquement pris le pas sur la promesse de liberté : l’efficacité des politiques publiques serait première. Toute action entreprise par un pouvoir politique devrait, avant tout, être « efficace ». Tout autre discours est jugé avec condescendance, réservé à ceux qui ont le temps de rêver ou pire, à des idéologues. La mission d’information que le Sénat a constituée en décembre 2021, sur le thème de La judiciarisation de la vie publique : une chance pour l’état de droit ? Une mise en question de la démocratie représentative ? Quelles conséquences sur la manière de produire des normes et leur hiérarchie ? a adopté un rapport du même nom au mois de mars 2022[2], qui donne le ton de ce qui se joue dans notre société contemporaine : « La volonté de toujours mieux protéger les droits fondamentaux peut parfois compromettre la capacité de mener des politiques publiques efficaces au service de l’intérêt général ».
La protection des droits est ainsi opposée à l’efficacité des politiques publiques « au service de l’intérêt général », dont, par voie de conséquence, la protection des droits ne ferait pas partie. Maladresse de formulation ? Ce n’est pas si sûr. D’abord, l’opposition ainsi mise en avant est le calque de celle qui traverse la mission d’information et le rapport, à savoir celle entre le politique et le juge. Le premier poursuivrait l’intérêt général et le second lui opposerait la nécessaire protection des droits. Ensuite, la question des droits n’a, depuis plusieurs années, pas vraiment bonne presse auprès du politique. La protection des droits, comme le principe même de l’Etat de droit, est attaquée de toute part par des politiques en quête de sensationnalisme.
Après avoir posé le principe de ce que la protection des droits fondamentaux s’oppose à l’intérêt général, le rapport du Sénat poursuit en citant deux exemples qui sont assez édifiants sur la valeur réelle accordée aux droits : l’arrêt Quadrature du Net de la Cour de justice de l’Union européenne du 6 octobre 2020 est présenté comme une limitation de l’action « au nom du droit à la protection des données personnelles » (affaire C-511/18), et la décision du Conseil constitutionnel français du 6 juillet 2018 comme consacrant le principe de fraternité comme faisant « obstacle à la volonté du législateur (…) » (Cons. const., 6 juill. 2018, n° 2018-717/718 QPC). Est reproché au juge d’empêcher l’action entreprise ou décidée par les autorités politiques et administratives, indépendamment donc, et en toute logique, du respect du droit et des droits.
Un autre rapport du Sénat peut à cet égard être cité, en pleine période Covid, qui va encore plus loin dans l’idée : après avoir passé en revue plusieurs systèmes de contraintes et de contrôles « implicites » visant à lutter contre la propagation du virus (un portique d’entrée dans le métro qui se mettrait à sonner très fort au passage d’une personne contagieuse ou censée être confinée, un boîtier connecté porté autour du cou qui sonnerait – avec un son de 85 décibels – en cas de non-respect des règles de distanciation par les salariés d’une entreprise, géolocalisation des personnes contaminées avec une carte accessible à tous, système de « crédit social »), il conclut que « ces outils sont les plus efficaces, mais aussi les plus attentatoires aux libertés – mais une fois de plus, il serait irresponsable de ne pas au moins les envisager, ne serait-ce que pour se convaincre de tout faire en amont pour ne pas en arriver là »[3].
Et le rapport sénatorial d’envisager le contrôle des déplacements, de l’état de santé via des objets connectés, des fréquentations ou des transactions[4]. Il apparaît de toute évidence que lorsqu’on est pris par l’idée d’efficacité – qui était l’objet du rapport d’information (il s’agissait d’envisager « les » crises sanitaires et les outils numériques et ainsi de « répondre avec efficacité pour retrouver nos libertés »), on perd vite les pédales du droit et des droits.
Ce qui paraît se passer aujourd’hui, au-delà de l’hypothèse avérée d’une société envisagée dans un état de crise permanent[5], est tout simplement une marginalisation à la fois officielle et idéologique de l’état de droit, qu’elle soit revendiquée, comme dans les États Hongrois ou Polonais, ou qu’elle ne le soit pas, comme en France ou au niveau de l’Union européenne. Le droit, et les droits en tant qu’ils sont l’attribut des individus, ne sont pas ou plus au fondement de l’action politique, quitte à tordre le langage. Il y a eu une inversion dans les données de la réflexion et de l’élaboration de la règle de droit, et un usage du langage visant à la masquer. Par exemple, là où une restriction de circulation était auparavant et évidemment considérée comme une restriction des droits, elle est présentée par l’Union européenne comme tendant à renforcer la liberté de circulation des personnes[6] ; là où le seul objet de la loi est de supprimer une garantie procédurale fondamentale, elle est dite « d’urgence pour faire face à l’épidémie de Covid-19 », quitte d’ailleurs à violer la Constitution de façon manifeste[7]. D’ailleurs, dans ce dernier cas, le juge a validé la violation de la Constitution, ce qui fait soupçonner que l’idée d’une opposition farouche entre les politiques et les juges n’est peut-être pas si fondée. La réalité est en effet autre.
Les juges ne s’opposent que très ponctuellement à l’action publique parce que, dans la très grande majorité des cas, ils la valident. Obligés à un travail minimalement « sérieux », les auteurs du rapport d’information du Sénat l’admettent : le phénomène de la judiciarisation de la vie publique ne doit pas être « surestimé ». Ils constatent par exemple que, pendant la crise sanitaire, le Conseil d’État et le Conseil constitutionnel n’ont pas posé d’obstacles réels aux décisions prises par le gouvernement et le législateur d’alors. Et de conclure que « le juge est donc capable de procéder à l’interprétation constructive des textes non pas pour empêcher mais au contraire pour faciliter l’action des pouvoirs publics au regard des circonstances » (p. 55). Les sénateurs impliqués dans le rapport ont aussi convenu que « les changements qui ont conduit au renforcement du rôle des juridictions ont été démocratiquement décidés ». Et il est dit aussi qu’« il n’y a pas de “prise de pouvoir” par les juges : ils usent seulement des prérogatives qui leur ont été attribuées » (p. 68). C’est là la moindre des choses : dans la réalité, les juges, et singulièrement le juge administratif et le juge constitutionnel, ménagent les autorités en charge d’exercer le pouvoir, au nom du droit. Ils élaborent ainsi des notions auxquelles ils confèrent une valeur juridique pour dire que l’action qu’ils contrôlent est conforme au droit. Tel est le cas par exemple de la notion d’« intérêt général » dont use le Conseil constitutionnel depuis 1979 (Cons. const., 12 juill. 1979, n° 79-107 DC) et qui sert principalement à valider les restrictions apportées aux droits et libertés par le législateur. Dans la mesure où la notion est considérée comme devant être définie par le législateur[8], elle dispense le juge d’en apprécier la pertinence. Ce dernier paraît toujours faire confiance au discours du législateur, et ne cherche pas à en établir le bien-fondé dans la réalité. Sur ce fondement, rares finalement sont les censures véritables de la loi et, pour l’essentiel, les politiques publiques sont validées. Devant la juridiction administrative, lorsqu’on parle de certaines affaires, c’est souvent en première instance, et l’État gagne à la fin, sauf exceptions, comme à propos de « l’affaire du siècle », l’affaire de Grande-Synthe (CE, 1er juill. 2021, n° 427301), qui jouent le rôle d’un miroir grossissant d’une réalité fantasmée.
Le juge n’empêche donc pas le pouvoir d’agir. Sinon, comment expliquerait-on toutes les réformes de ces dernières décennies, la refonte totale du droit du travail, qui fait du travail un coût pour les entreprises et de la spéculation un bienfait ? Comment expliquer la réforme de l’instruction et de la peine, qui conduit aujourd’hui des procureurs à prononcer les peines alors qu’ils ne sont pas juges, et les prévenus à convenir eux-mêmes de leur peine sans possibilité de réformation ? Comment expliquer encore que la simple évocation d’une affaire terroriste autorise la police judiciaire à saisir, perquisitionner ou mettre en garde à vue des personnes sans respecter les garanties de droit commun ? Tout simplement, comment expliquer cette production législative et réglementaire qui semble inarrêtable, si le juge constituait vraiment un frein à l’action publique ?
On n’est donc pas loin de la tonalité du discours libéral, néo-libéral ou ultra-libéral, qui fustige constamment l’action publique comme un frein à la libre concurrence et aux échanges, alors que celle-ci a en la matière posé un cadre juridique quasi-idéal et le fait constamment évoluer dans un sens favorable aux plus grands opérateurs économiques. Le ressort de cette rhétorique est éprouvé : en dénonçant le « trop », on s’assure de ce que l’action reste minimum, celle publique s’agissant du marché, celle judiciaire vis-à-vis des politiques publiques. La stratégie est bien rodée, et, de toute évidence, elle fonctionne à plein.
Si on pouvait identifier un activisme judiciaire, ce ne serait pas en tant qu’il s’opposerait à la volonté politique, mais en tant qu’il accompagnerait les évolutions sociales et inciterait le politique à le suivre, à charge pour lui de le faire, ou pas. Il faut alors s’étonner de ce que l’idée de « judiciarisation de la vie publique », connotée aussi négativement que celle de « gouvernement des juges », s’emploie comme un anathème. Citant un professeur, le rapport sénatorial parle d’« invasion des juridictions dans la vie publique » (p. 76), ce qui est assez préoccupant puisque la réalité est autre. Mais l’étonnement est moins grand si on comprend que cet anathème a les effets voulus. Pris au sérieux par le juge, il conduit en effet à sa propre censure, dès au moins qu’il s’agit de l’action publique. Car bien sûr, et d’un autre côté, on se plaint de l’absence de sévérité des juges, lorsqu’ils statuent par exemple en matière de petite délinquance. Si le juge doit se retenir, comme le préconise le rapport (par exemple p. 136), ce n’est donc pas à l’égard de n’importe qui, ou de n’importe quoi.
Derrière la problématique traditionnelle et un peu éculée du rôle du juge, se cache la question de la portée réelle du droit dans notre société et vis-à-vis des autorités politiques et administratives. La société actuelle n’a semble-t-il pas bien défini ce qu’elle entend par une société gouvernée par le droit plutôt que par les hommes. La culture du droit, de son rôle, de ses évolutions, des conditions de sa fabrication dans une organisation donnée, manque le plus souvent, et aux politiques singulièrement, qui manient des mots et des idées dans la plus grande contradiction. L’organisation de la justice par le pouvoir politique n’est pas comprise pour ce qu’elle devrait être, à savoir la mise en œuvre du contre-pouvoir qu’elle est censée représenter, même si ça ne convient pas toujours à l’action du politique, par définition contingente, souvent adossée aux modes du moment. Rappelons que ce sont bien les dérives autoritaires, totalitaires et mortifères des autorités politiques en Europe au xxe siècle qui sont à l’origine du développement extraordinaire du concept d’Etat de droit, destiné à faire du juge, non pas une puissance nulle, mais un véritable contre-pouvoir, dans le respect de l’esprit de Montesquieu.
Le discours proprement incroyable qui consiste à déconsidérer l’obligation de respecter le droit et les droits a donc de quoi inquiéter pour l’avenir. Et, au regard d’une réalité judiciaire assez peu frustratrice du travail politique, les soi-disant remparts ou barrières juridiques n’apparaissent pas tels. Si les autorités publiques estiment que la situation exige que le droit disparaisse derrière la norme du moment, le juge devrait lui-même s’effacer. Et le juge le fait très bien. Il trouve toujours un habillage de mots qui prend l’allure du droit, devenu véritable girouette et non la boussole à partir de laquelle agir. Quiconque plaide devant les juridictions administratives pour le compte de justiciables passés à la moulinette de l’action administrative en dehors des clous du droit, le sait, en dépit des exceptions. Les arguments des juges – et des politiques – sont souvent des mises en scène qui permettent de justifier les décisions ou des actions dont il avait semblé que, au regard du droit, elles n’étaient pas possibles, ou pas dans ces conditions. On est donc loin des espoirs portés par l’idée d’état de droit ou de droits universels de l’homme.
Ce sont d’autres valeurs qui priment le droit, un droit que, en leurs noms – qu’il s’agisse de l’efficacité ou de l’urgence, et les deux en même temps le plus souvent – le politique peut faire et défaire à volonté, sans frein véritable. Le principe que la validité de la décision publique dépend d’autres valeurs que celle du respect du droit fait tranquillement son chemin, faisant qu’on ne s’étonne finalement presque pas que des parlementaires puissent dire que « la volonté de toujours mieux protéger les droits fondamentaux peut parfois compromettre la capacité de mener des politiques publiques efficaces au service de l’intérêt général » ou que les restrictions évidentes de circulation sont bien destinées à la renforcer. Il faudrait être prophète pour dire la société qui résultera de cette manière de penser ouvertement l’action publique, en opposition à ce qui s’était imposé comme son horizon, à savoir l’attachement au principe du droit et des droits.
Lauréline Fontaine, janvier 2023
Voir aussi à ce sujet : La tentation du non droit
[1] V. L. Fontaine, « Quelques éléments de discussion autour de l’état de droit dans l’Europe contemporaine », disponible sur : www.ledroitdelafontaine.fr/discussion-sur-letat-de-droit/.
[2] Rapport d’information de P. Bonnecarrère, fait au nom de la MI Judiciarisation, n° 592 (2021-2022) – 29 mars 2022.
[3] Rapport d’information n° 673 (2020-2021) de V. Guillotin, C. Lavarde et R.-P. Savary, fait au nom de la délégation sénatoriale à la prospective, déposé le 3 juin 2021, p. 55-56.
[4] Sur ce dernier point, il s’agirait « par exemple d’imposer une amende automatique, de détecter un achat à caractère médical (pouvant suggérer soit une contamination, soit un acte de contrebande en période de pénurie), ou encore la poursuite illégale d’une activité professionnelle (commerce, etc.) en dépit des restrictions ».
[5] V. par ex. S. Hennette-Vauchez, La Démocratie en état d’urgence. Quand l’exception devient permanente, Seuil, 2022.
[6] Règlement (UE) 2021/953 du
Parlement européen et du Conseil du 14 juin 2021 relatif à un cadre pour
la
délivrance, la vérification et l’acceptation de
certificats Covid-19 interopérables de vaccination, de test et de
rétablissement (certificat Covid numérique de l’UE)
afin de faciliter la libre circulation pendant la pandémie de
Covid-19.
[7] Cons. const., 26 mars 2020, n° 2020-799 DC.
[8] V. Vœux du président du Conseil constitutionnel, M. Pierre Mazeaud, au président de la République, 3 janv. 2006 (site du Conseil constitutionnel) ; V. aussi L. Fontaine, La Constitution maltraitée. Anatomie du Conseil constitutionnel, Éditions Amsterdam, Paris, 2023.