Dites-le avec des mots
Le droit, comme tout le reste, est affaire de mots. La question la plus tentatrice est celle de la possibilité ou non de voir les changements du droit à travers les changements et évolutions dans les mots et les usages des mots. La réponse est sans doute positive, si on n’oublie pas de dire que les mots sont toujours affaire de contexte et de culture. Il y a bien des choses à voir dans l’usage et le non usage des mots, dans leur temporalité, leur abondance ou leur rareté. Et les assemblages et groupes de mot sont tout autant le support d’une certaine manière de penser que les mots seuls et individualisés. On pense avec et par les mots, ce qui suppose un rapport immédiat et indissociable entre pensée et langage, un cogito à la fois inversé et en permanence réversible. Chacun est pris par le langage, le droit est pris par le langage et la problématique est donc toujours double pour celui qui pense, le droit par exemple.
Les « choix » et usages nominaux et verbaux sont-ils de bons indices d’une certaine manière de penser le droit ? Il se trouve que certains choix invitent à une réponse très clairement positive. Qu’y a-t-il ainsi de différent, à parler du droit de la concurrence, en s’interrogeant sur « Principe de proportionnalité et droit de la concurrence »[1], et à en parler par le biais des « Stratégies d’instrumentalisation juridique et concurrence »[2] ? Eh bien pas mal de choses semble-t-il, à commencer par le rapport établi entre le droit et d’autres systèmes de pensée et de « normativité/vérité » à l’intérieur de l’espace social. Une réflexion en propre sur le droit lui-même, tel que le propose l’auteure de « principe de proportionnalité et droit de la concurrence », mise peut-être encore sur le droit comme valeur de référence sociale. Tandis qu’une réflexion à partir du seul principe de concurrence, par laquelle les auteurs proposent, et d’ailleurs très explicitement, « l’instrumentalisation » du droit, présente donc celui-ci comme l’accessoire d’un autre principe de vérité et de normativité qui est la concurrence, dans une perspective – très « tendance » – de « décomplexion ».
Dans ces « Stratégies d’instrumentalisation juridique », il n’est plus question donc d’ « usage » du droit mais bien de son « utilisation », de son « instrumentalisation » et de « tactique », plus question d’analyse du droit mais de stratégies, plus de « philosophie du droit » mais de « ressource » du droit[3]. Il n’est pas question non plus de la possibilité d’une société par le droit mais d’entreprises malgré le droit, un droit désigné comme une « menace », un « risque », contre lequel il est question d’ « actions-torpilles », de stratégies de « maquillage » et de « dissimulation »… en bref, l’immoralité définitivement consacrée, que le droit, qui pourrait la contrarier, ne doit faire qu’organiser, comme l’illustrent les « programmes de clémence », c’est-à-dire la lâcheté institutionnalisée et qui ne peuvent être assimilés aux procédures de repentir, car en affaires, on ne se repent pas. La « performance » juridique est ainsi non pas sa capacité à dire la société, à l’organiser et à la supporter, mais celle d’un opérateur économique à développer les meilleures stratégies d’instrumentalisation du droit.
Partant, la pensée semble être structurée et se comprendre, se révéler même, presque tout entière, par la panoplie langagière qui la porte. Il a bien existé une LTI, comme l’a analysé et qualifié Viktor Klemperer[4] : cette langue soumettait les hommes, et avec, le droit, censé porter des intérêts contraires aux principes de la race[5]. La langue qui s’exprime aujourd’hui à partir des principes et dogmes de la concurrence, tend en conséquence d’abord à soumettre le droit, et du même coup les hommes censés y trouver refuge : le droit, rangé alternativement au rang d’outil ou de menace[6], n’est plus cette pratique humaine qui accompagne un processus de socialisation et d’humanisation.
En bref, une panoplie langagière est venu accompagner un mouvement plus ancien, par laquelle le droit est dit d’une certaine manière, et même d’une manière certaine, celle d’un dire expansionniste, car il ne faudrait pas imaginer que ces évolutions de langage ne prendront pas le pas sur tout le reste.
Ce qu’il y a de commode derrière ce type de langage, c’est d’avoir le sentiment que chacun y a gagné la première place, en soumettant ainsi le droit qu’il s’agit de minimiser, de réformer ou dont il s’agit de se défendre, et, dans le même temps, de permettre à chacun de disparaître, par l’effet de formules dont le succès ne permet plus d’interroger où chacun se situe par rapport à ce dont on est censé parler… Les mots disent pour nous, et peut-être même n’aura-t-on bientôt plus besoin d’eux… et alors, ce qui se disait avec des mots disparaîtra sans doute avec eux. Babel.
L.F. avril 2017
[1] S. Ottoni, Principe de proportionnalité et droit de la concurrence, thèse de doctorat, Paris II – La sapienza, 2014.
[2] A. Masson, H. Bouthinon-Dumas, V. de Beaufort, F. Jenny (dir.), Stratégies d’instrumentalisation juridique et concurrence, Larcier, 2013.
[3] Tous ces termes peuvent aisément être retrouvés à la lecture de l’ouvrage précité.
[4] V. Klemperer, LTI, la langue du Troisième Reich. Carnets d’un philologue, Paris, Albin Michel, coll. Bibliothèque Idées, [1947] 1996, Traduit et annoté par Elisabeth Guillot.
[5] Voy. sur ce point J. Chapoutot, La loi du sang. Penser et Agir en Nazi, Gallimard, 2014.
[6] CJCE, 11 décembre 2007, aff. C-438/05, The International Transport Workers’ Federation & The Finnish Seamen »s Union / Viking Line ABP & OÜ Viking Line Eesti, dit Arrêt Viking.