L’entretien a été réalisé à l’occasion de la sortie de La constitution au XXIè siècle. Histoire d’un fétiche social (Amsterdam, 2025). Il est paru dans l’édition papier du journal du 16 janvier 2025, que vous pouvez retrouver en accès abonné ICI.
Ci-dessous l’Entête de l’entretien en visuel (et ci-après le texte de l’entretien) :
Dans son dernier ouvrage, la constitutionnaliste Lauréline Fontaine prône une lecture critique de sa propre matière et dénonce les discours «magiques» qui voudraient qu’un changement de loi fondamentale suffise à régler les problèmes politiques.
C ‘est l’histoire d’une grande conversion et d’une révolution politico-juridique. À partir du XIXe siècle, le monde entier s’est laissé convaincre de la nécessité de rédiger des Constitutions pour organiser le pouvoir. Celles-ci garantissent-elles pour autant les droits et libertés qu’elles prétendent sanctuariser? Dans la Constitution au XXIe siècle. Histoire d’un fétiche social, la constitutionnaliste Lauréline Fontaine invite à réviser notre rapport politique aux «textes fondamentaux».
Dissolution, 49.3, 47.1, gouvernement démissionnaire… Depuis 2023, on n’a pas arrêté d’invoquer et d’expliquer la Constitution. Qu’est-ce que ça dit de notre rapport à ce texte?
Cela montre qu’on le connaît mal! Le grand public découvre des articles dont il ignorait l’existence, et se rend compte à quel point certains usages sont éloignés de l’esprit et de la lettre de la Constitution: les grands principes démocratiques, les libertés fondamentales… Les constitutionnalistes se succèdent dans les médias pour interpréter la Constitution. Ils sont rarement d’accord entre eux et parfois se contredisent d’une interview à l’autre. Or, si on peut dire tout et son contraire, cela veut dire que le texte ne signifie rien par lui-même, ce qui est contraire à l’ambition initiale. Mais, malgré cette limite, une forme de confiance demeure dans ce que la constitutionnalisation peut nous apporter. Le rôle du constitutionnaliste, à mon sens, est précisément de montrer ce fossé entre ce qu’une Constitution prétend être et ce qu’elle fait en réalité.
Vous faites la distinction entre la partie institutive (le nombre de Chambres, les pouvoirs du Parlement…) et la partie déclarative des Constitutions (les principes, les valeurs).
La Constitution de la Ve République dit par exemple que la France est une République démocratique et sociale, que les pouvoirs publics doivent contribuer au bonheur de tous, mais aussi que le président est élu au suffrage universel direct. Le texte ne fait pas de hiérarchie entre ces différentes propositions. Mais, dans l’usage, les pouvoirs politiques institués ont dès le départ fait la distinction entre ce qui relève de la procédure et ce qui relève des principes. Il en résulte que nous pouvons faire confiance aux Constitutions pour dire comment s’organise le pouvoir d’un État, mais bien moins pour assurer le respect des droits qu’elles proclament. L’histoire constitutionnelle mondiale est d’abord l’histoire de l’ineffectivité des constitutions.
Dans votre perspective critique, est-ce que la constitutionnalisation de l’IVG, par exemple, vous convainc?
Il n’y a pas de marbre constitutionnel, contrairement à la croyance. Si on a révisé la Constitution pour introduire la liberté de recourir à l’IVG, il faut bien comprendre qu’un parti politique réactionnaire pourrait faire le chemin inverse. Il n’y a pas de véritable sanctuarisation des droits. En revanche, cela a permis à Emmanuel Macron d’aller puiser de la légitimité politique en faisant un acte constituant positif.
C’est toute la différence entre proclamer un droit et faire en sorte qu’il se concrétise. Si on pousse cette logique jusqu’au bout, est-ce que le rapport de force social n’est pas la seule Constitution qui vaille?
Cette idée renvoie aux termes de Ferdinand Lassalle, un activiste prussien qui écrivait, au XIXe siècle, que les règles fondamentales que nous suivons sont celles qui découlent du rapport de force au moment où la Constitution est rédigée. Lassalle montrait notamment comment certains éléments d’organisation matérielle du pouvoir servaient à maintenir en l’état les rapports de force existants: l’institution d’une seconde Chambre par exemple, qui permet de préserver des intérêts conservateurs et libéraux. Par ailleurs, les premières Constitutions de la fin du XVIIIe siècle, notamment la Constitution américaine, ont été rédigées avec pour objectif de mettre les intérêts économiques à l’abri de la décision politique.
Comment expliquer, par ailleurs, que toutes les Constitutions proclament grosso modo les mêmes principes fondamentaux, que ce soit des démocraties libérales ou des régimes autoritaires?
La Constitution comme acte d’écriture du pouvoir est née en Occident, principalement en Angleterre, en France et aux États-Unis. Ces trois pays ont ensuite essaimé leur philosophie constitutionnaliste dans le monde, notamment par la colonisation, et celle-ci a pour fondement incontournable la séparation des pouvoirs et la garantie des droits.
La souveraineté nationale ou populaire, par exemple, est une constante.
Oui, alors que depuis le début le lien entre la Constitution et le peuple est très réduit. C’est rarement le peuple qui les rédige, et rarement lui qui les adopte, même par référendum. Par ailleurs, le pouvoir d’interpréter la Constitution est réservé aux politiques ou à une poignée d’experts du droit. Il faut noter néanmoins qu’il y a des phénomènes importants de réappropriation populaire de la Constitution, notamment les ateliers constituants apparus avec les gilets jaunes. Mais cette réappropriation se fait souvent sur la base de cette fausse croyance, qui veut que rédiger une «bonne Constitution» suffise pour que tout fonctionne.
Le discours de gauche sur la VIe République est donc limité, à vos yeux?
On met l’accent sur les vertus de l’écriture du pouvoir au lieu de se demander comment il s’exerce dans un contexte politique et social donné. Il y a une sorte d’illusion discursive: changer de Constitution n’implique pas nécessairement, comme par magie, qu’on change notre manière d’exercer le pouvoir. Suffit-il de supprimer l’article 49.3 pour reparlementariser le régime? On peut bien sûr s’en passer mais cela ne réglera pas tout. Nous avons deux cent cinquante ans d’expérience constitutionnelle qui témoigne que ce n’est pas comme cela que ça se passe.
Entretien réalisé par Cyprien Caddeo
La Constitution au XXIe siècle. Histoire d’un fétiche social, de Lauréline Fontaine, Éditions Amsterdam, 272 pages, 20 euros.