Lauréline Fontaine est professeure de droit public et constitutionnel à l’université Sorbonne Nouvelle. Elle anime un site de « réflexion sur la pensée juridique et politique contemporaine » (ledroitdelafontaine.fr). Dans ses récents travaux, elle explore les évolutions et le rôle des constitutions dans les sociétés contemporaines. Et s’interroge sur le respect des limites qu’elles sont censées imposer aux pouvoirs qu’elles instituent.
Qu’est-ce qu’une constitution ? Quel est son rôle ?
Techniquement, la constitution est un texte qui règle la manière dont le pouvoir politique va s’exercer. Qui sont les organes (y a -t-il un président, comment est constitué le parlement, etc… ?) ? Comment sont-ils désignés ? Comment peuvent-ils agir, par quel type de procédure ? Comment peuvent-ils éventuellement s’empêcher les uns les autres ? Ce cadre organique est néanmoins pensé dans un cadre philosophique : des droits et libertés – qu’il appartient à chaque pays de déterminer- sont ainsi reconnus comme devant limiter l’action des politiques, ou représenter leur horizon. Par exemple, pour la France, les dispositions du Préambule de la Constitution de 1946 (toujours en vigueur), disposent que la Nation doit assurer des moyens convenables d’existence pour celui qui ne peut pas travailler en raison de son âge ou de sa maladie, etc. De la même façon, en suivant la Déclaration de 1789, la liberté individuelle d’aller et venir limite le pouvoir d’intrusion de l’Etat. L’exercice du pouvoir politique réglé par la Constitution se fait ainsi dans le cadre d’une organisation sociale et de principes auxquels une société adhère.
Voilà pour la théorie, car, en fonction des époques et des lieux, ce texte constitutionnel est plus ou moins bien appliqué. Et le problème aussi est que, la plupart du temps, ses dispositions ne sont pas comprises de la même manière par le corps politique que nous sommes, par les différents membres de la classe politique, ou par les experts. Par exemple, dans plusieurs pays de l’Afrique contemporaine, les oppositions politiques en ont en général une conception de la constitution très différente de celle des pouvoirs en place. Et ce n’est pas loin d’être la même chose en France. La Constitution est ce que j’appelle un lieu concurrentiel. Il s’agit, pour les uns et les autres, de revendiquer le bénéfice de ses dispositions pour pouvoir agir dans un sens ou dans un autre. En France, à ce jeu-là, il y a depuis quelques décennies un grand gagnant, c’est le pouvoir exécutif. Et il y a un perdant – quoique relatif parce que, à certains égards, il est en connivence avec le pouvoir exécutif -, c’est le Parlement. En revanche, il y a un très grand perdant, qui est le corps politique.
On sacralise souvent la Constitution. Ce qui y est écrit serait gravé dans le marbre. Est-ce si simple ?
Il y a deux idées dans cette question. D’une part, l’inscription de quelque chose dans la Constitution, est-il une réelle garantie ? Et d’autre part, la garantie est-elle permanente ? Sur le premier point, la chose n’est pas si entendue. La valeur des dispositions constitutionnelles est assez différente selon les cas. Une disposition telle que « le président de la République est élu au suffrage universel direct » est très effective : il n’y a pas de problème, elle est appliquée. En revanche, si l’on dit que « Tout être humain », en fonction des circonstances, « a le droit d’obtenir de la collectivité des moyens convenables d’existence », on peut déjà un peu plus s’interroger sur l’effectivité de cette disposition si on regarde un peu autour de soi. Le fait est qu’il y a dans une constitution des dispositions qui sont de nature à susciter notre adhésion à ce texte : on ne peut évidemment que se réjouir de voir proclamés l’égalité entre tous, la liberté d’aller et venir, le droit à un emploi, la protection de la santé, etc. Mais, si on y adhère, cela ne signifie pas que toutes ces dispositions sont effectives. Leur réalité sociale dépend des conditions générales de l’organisation sociale, et de la bonne volonté des pouvoirs qui ont été institués par cette même Constitution.
La question de la permanence de la garantie se pose aussi, symbolisée par l’idée de « marbre ». Les débats récents à propos de la liberté d’avorter ont montré qu’existait une forte croyance en une forme de garantie presque définitive, grâce à son inscription dans la Constitution. Or il faut être bien conscient que cette liberté a été inscrite par un acte de révision de la Constitution, qui donc n’assure pas la pérennité de ses dispositions : il n’est pas si difficle de la réviser, et d’ailleurs, on l’a fait 25 fois depuis 1958 ! Une révision tous les deux ans et demi environ. Plus de la moitié des dispositions de 1958 ont été révisées, par ajouts ou modifications. Si donc demain une autre idée sur la liberté d’avorter s’inscrit dans l’espace social et trouve une transcription dans les forces politiques qui sont au gouvernement, le texte pourra être modifié en sens inverse, sans trop de difficulté. L’inscription dans la Constitution peut effectivement retarder le moment où le législateur déciderait de revenir sur cette liberté, mais ne peut l’empêcher complètement. En tout état de cause, il faut garder à l’esprit que la « liberté » d’avorter est formulée de telle manière, c’est-à-dire de manière générale, qu’on ne sait pas exactement ce que cela garantit : avorter à douze ou à cinq semaines, ce n’est pas du tout le même droit. Le législateur pourrait régresser dans sa garantie sans que l’on considère nécessairement que ce soit une atteinte à la Constitution.
Au-delà des révisions, chaque gouvernement n’a-t-il pas loisir de tordre à sa main le cadre que représente la Constitution ?
Tous les pouvoirs institués par la Constitution ont tendance à en tirer le maximum pour étendre leur capacité d’action. Et cela depuis que les constitutions existent, et partout dans le monde. D’où l’importance de la question des limites et de leur respect. A la fin du 18ème siècle, quand on a commencé à écrire les constitutions, on a globalement envisagé, aux Etats-Unis comme en France, que la mécanique créée, l’agencement des pouvoirs – exécutif, législatif et éventuellement judiciaire- suffirait à produire les limites. Si le pouvoir exécutif peut être empêché par le pouvoir législatif et inversement, il y aura un phénomène d’inter-limitations.
Evidemment cela ne se passe pas tout à fait ainsi. Par exemple, aux Etats-Unis, dans le duo pouvoir exécutif/pouvoir législatif, qui devait être arbitré par la Cour suprême (considérée à l’époque comme un pouvoir faible), l’un ou l’autre, selon l’époque, a pris l’ascendant : la Cour a ainsi validé tantôt une interprétation présidentialiste tantôt une interprétation parlementariste (congressionaliste) de la Constitution. Il y a une malléabilité des constitutions. La Constitution française de 1791 s’en remettait d’ailleurs à la vigilance du corps social.
En France, la Constitution de 1958 a eu dès le départ un tropisme exécutif. Elle était faite pour redonner du pouvoir à l’exécutif. Et, depuis, différentes réformes constitutionnelles ou législatives ont contribué à accentuer ce trait, faisant que l’exécutif interprète les dispositions de la Constitution sans se voir opposé de véritables limites, ni par le Parlement, ni par le Conseil constitutionnel. Je citerai trois épisodes. Celui de 1962 où le Général De Gaulle est sorti du cadre constitutionnel pour réviser la Constitution, sans qu’il y ait d’opposition forte. L’Assemblée nationale a certes adopté une motion de censure – la seule adoptée de toute la 5ème République – pour manifester son mécontentement. Mais cette motion de censure ne pouvait concerner que le gouvernement, qui a démissionné comme il y est obligé. Et le général De Gaulle a renommé le même gouvernement. Fin de l’histoire. Deuxième épisode, celui de François Mitterrand en 1987. En période de cohabitation, celui-ci décide de ne pas signer les ordonnances que lui présente le gouvernement, ordonnances prises sur la base d’une habilitation accordée par le Parlement. François Mitterrand considère alors que la Constitution lui donne la faculté de les signer ou de ne pas les signer, alors que tout le monde s’accordait à dire qu’il avait une obligation de les signer. Que s’est-il alors passé ? Rien.
Dernier épisode en date, 2023 et la réforme des retraites. Clairement, le pouvoir exécutif est sorti du cadre constitutionnel en utilisant une procédure qui n’était pas faite pour porter cette réforme* : mais ni le Parlement ni le Conseil constitutionnel ne se sont situés sur le plan de la limite constitutionnel, et il n’y a pas eu de véritable débat à ce sujet. J’en ai fait l’expérience dans les médias, où l’intérêt ne se portait pas sur cette question et où du temps ne pouvait donc pas y être consacré. Cela témoigne d’une forme d’inintérêt public pour la chose constitutionnelle. Résultat, le cadre fixé est dépendant du bon vouloir et de l’arbitraire des pouvoirs institués.
Depuis une trentaine d’années, au nom de la lutte contre le terrorisme ou contre la pandémie, des droits et libertés inscrits dans la Constitution sont progressivement mis à mal. Que fait le Conseil constitutionnel, garant de ces droits et libertés ?
Ce recul des droits et libertés est très documenté. Non seulement il y a eu un cumul des états d’exception, mais un certain nombre de dispositions adoptées lors de ces états d’exception ont ensuite été normalisées hors périodes d’exception. Ce sont des grignotages qui ne sont pas immédiatement apparents mais qui, cumulés, suggèrent une organisation sociale qui change d’image.
Face à cette régression, que fait le Conseil constitutionnel ? Sa saisine étant facultative, son intervention n’est pas systématique. Globalement il est saisi d’un tiers des lois qui sont adoptées. Sur ce tiers, le nombre de censures prononcées est assez modéré. Dans une même décision, il peut censurer et ne pas censurer. De fait, que va-t-on regarder le plus ? Ce qui est censuré. Que va-t-on regarder le moins ? Ce qui n’est pas censuré. Or, bien des dispositions sont ainsi promulguées qu’on n’a même pas vraiment regardées, car elles n’ont pas fait l’objet d’une censure. On fait « confiance », mais on ne devrait pas. C’est par exemple ce qui s’est passé lorsque le Conseil constitutionnel a censuré 35 dispositions de la loi sur l’immigration, dont 32 cavaliers législatifs concernant les dispositions adoptées par voie d’amendement des LR et du RN. Le résultat est qu’est passé presque inaperçu le fait que le projet de loi déposé en mars 2023 par le ministre de l’intérieur Gérald Darmanin, de l’avis des observateurs le plus répressif depuis l’après-guerre, en est ressorti quasi-intact. De ce texte, qui remet clairement en cause les conditions de la solidarité républicaine, le Conseil constitutionnel n’a rien dit.
En cause, une sensibilité très forte du Conseil à l’action politique. Il ne s’autorise pas à freiner le pouvoir politique dans les élans qui lui paraissent être la conséquence d’un mouvement social plus général. Il ne se trompe d’ailleurs pas toujours. Ainsi pendant la période de pandémie, les entorses aux droits et libertés ont été très importantes. Pourtant le Conseil n’a globalement rien censuré, et le corps social était en accord avec cela. La notion de droits et libertés ne veut donc rien dire en elle-même. Il y a toujours une manière de les comprendre à un moment donné.
Il est vrai que, à l’étranger où les autres cours constitutionnelles fonctionnent mieux globalement que le Conseil constitutionnel, la jurisprudence n’est pas si différente. Mais sa sensibilité à l’action politique accentue l’effet de validation. D’ailleurs, la politique française sous la pandémie a quand même été l’une des plus répressives d’Europe, sans obstacle du Conseil.
Normalement le Conseil est là pour appliquer la Constitution, pour en comprendre le sens, en faire la généalogie, etc., ce qui nécessite une culture historique et philosophique en la matière. Une culture étrangère à ceux qui exercent le pouvoir et sont dans l’action. Ses membres sont soit des anciens politiques, soit ont eu un lien hiérarchique avec des personnes ayant exercé le pouvoir. Et ce lien avec le pouvoir politique n’a rien d’occasionnel, puisque les membres du Conseil sont nommés en général à partir de la soixantaine, après quarante ans de carrière. Ils ne savent pas raisonner autrement. Et entrent au Conseil sans rien connaître de la Constitution. Or la justice constitutionnelle c’est apprécier l’action politique au regard de normes qui ont été pensées pour l’encadrer.
La Constitution énonce le principe de libre administration des collectivités territoriales. Pourtant de nombreux élus locaux estiment que ce principe est battu en brèche par un mouvement de recentralisation. Quelles sont les positions du Conseil constitutionnel sur ce sujet ?
L’article 72 énonce que les collectivités territoriales s’administrent librement « dans les conditions prévues par la loi ». En elle-même, cette notion de libre administration n’a donc aucune signification en dehors de ce que peut en dire la loi. Cela signifie que les collectivités sont effectivement dans la dépendance de l’Etat. Dans un Etat fédéral ou plurinational, les compétences des collectivités infranationales sont déterminées par la Constitution elle-même. Elles ne dépendent pas du législateur, ni des majorités politiques. En France, au contraire, il y a une sorte de libre administration à géométrie variable, en fonction des choix du législateur à un moment donné : de fait, si l’article 72 est le même en 1958 et en 2024, il y a eu entre-temps les lois de décentralisation, la révision constitutionnelle de 2003, etc.
Quand par exemple le législateur décide de supprimer telle ou telle taxe qui impacte directement les finances des collectivités locales et leur capacité à lever l’impôt, cela change tout pour elles évidemment, mais cela reste quand même dans le cadre constitutionnel. Théoriquement, le Conseil constitutionnel pourrait être amené à dire qu’en fixant tel cadre le législateur priverait de fait les collectivités de leur capacité de libre administration. Mais à ce jour il ne l’a pas fait.
Peu nombreux sans doute sont les citoyens qui ont une bonne connaissance de la Constitution. Pourtant, du RIC à la 6ème République, des mouvements et partis veulent la changer. Comment analysez-vous les rapports actuels du corps social à la Constitution ?
Ces dernières années, à l’occasion de plusieurs mouvements sociaux -comme Nuit Debout ou Les Gilets jaunes- il y a eu des manifestations d’intérêt pour la Constitution. Et depuis une vingtaine d’années, je suis régulièrement contactée pour débattre de projets de Constitution future à l’occasion de petites initiatives locales. Mais il ne faut pas exagérer ce phénomène. Cela ne signifie pas que la Constitution intéresse l’ensemble du corps politique et social. On l’a constaté – comme je l’ai mentionné- lors de la réforme des retraites.
Un élan minoritaire peut-il être néanmoins déterminant par la suite ? On ne peut jamais le savoir. Mais je vois un obstacle à la possibilité de cette dynamique. C’est le fait que la question constitutionnelle est souvent reléguée à une question technique, à laquelle on ne comprendrait rien, sauf à faire appel à des experts à qui on va ainsi faire confiance. Or, je connais trop les juristes pour leur faire confiance sur les normes dont il faut décider ! Ils ont justement tendance à eux-mêmes rester à un niveau technique, en écartant la dimension philosophico-politique de la règle.
Pour que les revendications de ces mouvements sociaux aient un impact, il faudrait parvenir à faire de la constitution un sujet d’intérêt public. Ceux qui estiment que la question constitutionnelle est problématique sont relativement inaudibles. Bastien François [politologue, Professeur à l’université Panthéon-Sorbonne] a été, avec Arnaud Montebourg l’un des premiers au début des années 2000 à porter la question du passage de la 5ème à la 6ème république – la première étant la journaliste Michèle Cotta dans un livre paru en 1974. Or Bastien François dit aujourd’hui qu’il ressent une sorte de lassitude car rien ne vient. De mon côté, j’ai participé à plusieurs débats, et je me suis intéressée aux commentaires sur les réseaux sociaux. Certes ces réseaux ont un effet déformant, mais je constate que le sujet n’est pas très populaire. Pour beaucoup, parler de 6ème république est une question purement partisane. Et, même, évoquer une possible violation de la Constitution est considéré comme un discours partisan, car de « perdant ». Le jour où la question de cette violation sera prise comme telle, on pourra espérer peut-être discuter de pourquoi une constitution ? Comment choisit-on ce qu’il y a dedans ? Quels en sont les effets ? Au-delà de la technique, il y a ce qu’on veut faire vraiment avec une constitution.
*voir Lauréline Fontaine « Du bon usage de la Constitution », Le Monde Diplomatique, avril 2023. Usage cumulé par l’exécutif des articles 47-1, 44-3 et 49-3.
Parmi les ouvrages de Lauréline Fontaine« La Constitution maltraitée. Anatomie du Conseil constitutionnel ». Préface d’Alain Supiot. Editions Amsterdam, 2023.« Qu’est-ce qu’un grand juriste ? Essai sur les juristes et la pensée juridique contemporaine » Lextenso, 2012Ouvrages coordonnés :« Capitalisme, libéralisme et constitutionnalisme », Mare et Martin, 2021« Lire les constitutions », L’Harmattan, 2019