Ce texte est à paraître dans la revue Politeia, et fait suite au colloque organisé par Diane Boisseau et Guilhem Baldy à l’Université de Lyon III sur « La violence en droit constitutionnel » le 6 février 2025.
Imaginaire et réalité du constitutionnalisme au prisme de la violence
par Lauréline Fontaine
Le droit constitutionnel charrie un ensemble de représentations sociales qui paraissent à première vue exclure l’idée de violence. Partout dans le monde on réclame des constitutions ou de nouvelles constitutions, dans l’espoir d’assoir une société politique égalitaire et respectueuse des droits des populations. L’histoire des constitutions écrites, depuis le XVIIIè siècle, serait celle d’un progrès des sociétés politiques où les droits sont garantis, notamment par une organisation particulière des pouvoirs, ainsi qu’il résulte de l’article 16 de la Déclaration française des Droits de l’Homme et du Citoyen de 1789, tant citée à l’appui d’un constitutionnalisme à la fois exigeant – l’énoncé déclaratif de l’article 16 porte avec lui un véritable impératif[1] – et heureux, puisqu’il acte d’un changement politique souhaité par un mouvement révolutionnaire populaire[2]. La rhétorique positive des constitutions a été renforcée par le fait qu’elles sont aujourd’hui associées à d’autres objets politiques à la connotation positive et méliorative, à savoir la démocratie et l’Etat de droit. Cet imaginaire constitutionnaliste entraîne des constitutionnalistes réjouis, lorsqu’ils constatent que ce modèle d’appréhension des sociétés politiques est effectivement entériné, ou lorsqu’ils sont appelés pour aider à la transposition du modèle. La chute du mur de Berlin en 1989 et les réagencements politiques institutionnels qui s’en sont suivis – la création de la Commission Européenne pour la Démocratie par le Droit en 1990 par le Conseil de l’Europe[3], l’adoption de nouvelles constitutions dans tous les pays de l’Europe de l’Est et leur intégration dans le Conseil, l’entrée de certains d’entre eux dans l’Union Européenne sous condition de régime d’Etat de droit tel que demandé après le sommet de Copenhague en 1993[4] – ont acté la « fin de l’histoire »[5] pour les constitutionnalistes, confirmée par les printemps arabes à partir de la fin de l’année 2010[6]. En bref, le droit constitutionnel et les constitutionnalistes évolueraient dans un bain de victoire symbolique, car le monde a été constitutionnalisé. Et puisque c’est arrivé, ils auraient de bonnes raisons de croire à la légitimité de ce processus. Ils peuvent ainsi écrire et enseigner la bonne parole, et même toujours porter la critique, à l’endroit où ils estiment que ce n’est pas encore assez[7].
Les entorses assumées au modèle[8] se font toutefois de plus en plus importantes aujourd’hui, qu’il s’agisse de la démocratie monstrueusement dite « illibérale »[9] ou du constitutionnalisme auquel on se résigne à donner les qualificatifs d’« abusif »[10] ou d’« autoritaire »[11], tendraient à rendre les constitutionnalistes beaucoup moins réjouis. Ils sont même d’ailleurs trahis par les leurs, puisque pour défendre ces pratiques, on trouve des personnalités éminentes du droit constitutionnel, que ce soit en Europe, aux Etats-Unis, en Afrique, en Amérique latine ou en Asie[12]. Le constitutionnalisme serait ainsi violenté, de manière inédite à en croire les nouveaux concepts qui émergent – ceux cités à l’instant de démocratie illibérale, de constitutionnalisme abusif ou autoritaire, ou encore les idées de « constitutional hardball » (coup de force constitutionnel)[13] – et les écrits ou tribunes indignés des juristes lorsque, au nom de la constitution, le tribunal constitutionnel polonais remet en cause les principes associés à l’Etat de droit[14], ou lorsqu’un président américain dit s’assoir sur le texte constitutionnel[15].
Cette rapide cartographie « mentale » du constitutionnalisme et de ses experts, révèle cependant une problématique désormais ancienne concernant la discipline : faire du droit constitutionnel comme discipline supposerait, sans même que l’on se soit posé la question, d’aimer le droit constitutionnel comme objet. C’est pour cette raison que se propage cette nouvelle littérature incrédule devant les changements politiques qui s’opèrent, enfermée dans une manière de voir la constitution portée par des représentations dont les observations sont construites pour en être la validation[16]. Cette posture est pourtant une entaille sérieuse dans les conditions nécessaires à l’étude scientifique d’un objet, parce qu’elle implique que la « critique » ne puisse être formulée à partir de l’observation clinique et précise du droit constitutionnel, mais seulement à partir de l’idée que l’on s’en fait a priori.
Or, si l’on s’essaie à une observation plus clinique des constitutions, de leurs pratiques et de leurs représentations, débarrassée autant que possible de préjugés sur les bienfaits de l’existence même du phénomène constitutionnel[17], on peut commencer à dire autre chose du rapport de la constitution à la violence. S’il est vrai que l’idée de constitution, telle que véhiculée par l’article 16 de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen et sur laquelle est par exemple aujourd’hui édifié le concept d’Etat de droit, est bien en ligne de mire de tout un tas d’autocrates contemporains, parfois soutenus par de bons constitutionnalistes, il y a une perte euristique et politique immense à oublier une autre manière plus répandue et plus historique de violenter la constitution, au moins celle à laquelle le corps social accorde une valeur politique fondamentale : nos systèmes libéraux sont le lieu de cette maltraitance permanente des constitutions, de celles auxquelles on croit, mais qui, dans la réalité, n’ont d’existence qu’imaginée (1). Il s’ensuit que, la constitution et le constitutionnalisme étant probablement autre chose que ce qui s’en dit depuis des décennies, ils ne sont pas tant la cible de violences que le véhicule de violences qui n’ont pas encore été reconnues en tant que telles (2). Je propose quelques mots sur ces deux points.
I. La violence à bas bruit, ou le constitutionnalisme imaginaire
C’est un fait, la constitution peut être physiquement, politiquement ou juridiquement violentée, brutalisée[18], maltraitée[19]. Il existe ainsi des actes mettant en cause les manifestations matérielles de la constitution, comme lorsqu’un exemplaire de l’édition originale est déchirée par un militant syndical[20], lorsqu’un tribunal constitutionnel est encerclé ou même envahi par des forces contestataires[21], ou encore lorsqu’un membre d’une cour constitutionnelle est l’objet d’une agression physique[22] ou même visé par une tentative d’assassinat[23] . Mais ces différents événements restent assez anecdotiques et ne font pas corps avec la constitution et l’histoire du constitutionnalisme. En tant qu’elle organise et encadre l’exercice du pouvoir en revanche, une constitution s’est plus souvent trouvée et brutalement mise à l’écart par l’effet d’une révolution ou d’un coup d’Etat[24]. Dans ce dernier cas, parler de violence ou de brutalité n’a pas toujours eu une connotation négative, bien que l’époque contemporaine des pays libéraux tende à marginaliser la violence contre la constitution, quand bien même le régime qu’elle instaure paraît illégitime. C’est flagrant dans le cas français où toutes les forces politiques d’opposition entendent changer de régime en respectant (ou en prétendant respecter) toutes les cases de la légalité, et donc apparemment sans violence. Voilà une représentation de l’action politique que l’on doit d’ailleurs à l’histoire du constitutionnalisme.
Le constitutionnalisme est en effet ce mouvement politique qui conduit à instituer et organiser l’exercice du pouvoir politique à travers un texte dédié, et qui a été promu et diffusé ensuite par les grandes puissances occidentales dans le monde entier, et qui seul garantirait la légitimité de l’exercice du pouvoir. Il a été depuis ses origines associé à l’idée de capacité du peuple à l’auto-institution et à l’auto-organisation, ainsi qu’il en a été déclaré par le texte américain de 1786 (« Nous le peuple des Etats-Unis ») et celui français issu de la Révolution de 1789 (« Les représentants du peuple français… ont résolu …»). Ce principe l’a évidemment rendu populaire, tout comme les énoncés qu’il contient. Il y est en effet question de bonheur du peuple ou du bonheur de tous, de justice, d’égalité, etc. autant d’énoncés plaisants qui contribuent à faire du principe du texte constitutionnel un indépassable de l’organisation politique moderne[25]. Tout pays digne de ce nom devrait ainsi avoir une constitution, préalable indispensable, à défaut d’en être synonyme, à l’édification d’une démocratie et d’un Etat de droit. Et ces représentations du constitutionnalisme se sont imposées partout sur la planète.
Conjuguées à l’observation des faits, ces représentations en induisent d’autres. Se constate par exemple qu’il y a des cas, c’est-à-dire des régimes ou des moments, dans lesquels les pratiques dévient du texte constitutionnel : on parlera de constitutionnalisme de façade lorsque la déviance est estimée caractériser une rupture avec le régime libéral, dont l’ineffectivité historique dans beaucoup de pays qui se sont dotés d’une constitution n’a ainsi pas conduit à remettre en cause le modèle constitutionnaliste[26]. Dans les régimes qualifiés de libéraux, c’est-dire au départ ceux qui sont à l’origine du constitutionnalisme, et qui ont donc aménagé le pouvoir à leur main, les pratiques déviantes du texte sont par définition moins nombreuses – au moins à première vue (tronquée par la prégnance des représentations positivies du modèle) – et là encore le modèle est maintenu, avec le bricolage nécessaire de la justice constitutionnelle, dont il est estimé qu’elle est une garantie d’application d’un texte dont les autorités politiques s’écarteraient plus volontiers s’ils n’y étaient pas soumis. Mais même la justice constitutionnelle est plutôt présentée comme une garantie contre les fascismes ou autoritarisme que contre les inconséquences des gouvernants en régimes dits libéraux. Là encore, la justice constitutionnelle peut être qualifiée de façade dans les autres régimes.
Ce faisant, il est troublant qu’on s’intéresse peu à ce qu’ont effectivement permis ou non les constitutions, à partir de leur existence et de leurs énoncés, faisant ainsi qu’on se satisfait de ce que les droits sociaux, qui pourraient bien fonder la popularité et la légitimité populaire de la constitution, ne reçoivent qu’une effectivité limitée voire sont complètement oubliés (a). Mais il est troublant aussi que l’idée que l’on se fait de l’effectivité matérielle d’une constitution fasse l’impasse sur l’éthique des gouvernants lorsqu’ils n’envisagent le texte que comme une ressource utilisable contre tous les autres (b). Dans les deux cas, si on prend les représentations de la constitution au sérieux, en tant qu’elle fonde sa légitimité dans l’espace public – ce qui est un point fondamental – on peut dire que celles-ci sont bien, à bas bruit, violentées, la constitution « réelle » étant masquée par la constitution fantasmée.
a/ L’ignorance des droits sociaux constitutionnels, source d’une violence sociale
L’observation de l’histoire des constitutions dans le monde tend à montrer plusieurs choses : d’abord le fait qu’aucun texte dont le contenu est éminemment social ne s’est soldé par l’effectivité de ses énoncés et donc par la progression des sociétés qu’il concerne vers un véritable Etat social[27]. Souvent même, ces textes ont immédiatement précédé des régimes autoritaires, fascistes ou génocidaires. A cet égard, la Loi Fondamentale allemande de 1946 a été rédigée dans un climat où l’on considérait que l’écriture constitutionnelle des droits sociaux était une mauvaise idée, la précédente constitution de Weimar de 1919 ayant précisément eu cette caractéristique, qui aboutit finalement au régime du national-socialisme. Mais par peur ou par réalisme, le silence de 1946 – qui ne signifiait théoriquement pas l’ignorance des droits sociaux- a néanmoins permis que la doctrine économique de l’ordo-libéralisme, élément clé de l’avènement d’un néolibéralisme peu sensible aux droits sociaux[28], s’impose rapidement, avec au surplus le soutien de la cour constitutionnelle[29].
A cet égard, le rôle des cours constitutionnelles dans la difficulté à garantir les droits sociaux n’est en général plus à démontrer dans les régimes libéraux contemporains. Il est même maintenant assez documenté, pas seulement d’ailleurs par des juristes mais aussi, voire surtout par des politistes et des économistes, tant la jurisprudence peu sociale des cours constitutionnelles est patente[30]. S’agissant par exemple du Conseil constitutionnel français, la primauté de la liberté d’entreprendre, de la liberté du commerce, de la liberté contractuelle et du droit de propriété, fait que les dispositions législatives qui les renforcent sont validées et celles qui les minimisent pour des raisons liées à la justice sociale ou fiscale sont, la plupart du temps et lorsqu’elles sont adoptées – c’est-à-dire peu souvent –, censurées[31]. Les exceptions, avantageusement parfois soulignées[32], ne sont là et produites que pour troubler cette réalité pourtant extrêmement claire. L’avènement et la promotion de la justice constitutionnelle n’avaient d’ailleurs pas pour fonction d’aboutir à une autre situation. Les premières mesures sociales prises pour lutter contre les effets humainement désastreux de la révolution industrielle ont été censurées par la Cour suprême américaine dès 1905[33], et c’est à la faveur d’une lutte politique de la part du président Roosevelt avec la Cour suprême que celle-ci est finalement revenue sur sa jurisprudence non sociale à partir de 1937[34]. Mais cela a été sans véritables enjeux puisque, rapidement, les Etats-Unis ne mèneront plus de véritables politiques sociales. Ainsi, il faudrait peut-être ne pas se tromper en pensant que la prolifération de la justice constitutionnelle a coïncidé positivement avec les premiers Etats providence. Il est bien possible qu’elle ait été au contraire encouragée en vue de limiter les effets de cette nouvelle manière d’envisager le rôle de l’Etat, devenu promoteur d’une forme minimale de justice sociale[35]. Il apparaîtrait alors presque logiquement que la valorisation de la justice constitutionnelle par tous les grands pays libéraux dans le cadre des grandes institutions financières internationales, à partir de la fin du XXè siècle et du début du XXIè siècle, est bien le signe de ce que la justice constitutionnelle sert avant tout des intérêts financiers, entrepreneuriaux et propriétaires[36].
Si donc chacun pense être l’égal de son voisin en vertu du texte constitutionnel, c’est malheureusement et seulement, la plupart du temps, une situation à laquelle il pense avoir le droit, sans que l’inscription plus que bicentenaire de l’égalité dans les textes constitutionnels ait eu, en elle-même, la moindre incidence sur la réalité de sa situation, ou seulement à la marge. Disons que les pouvoirs institués par les textes constitutionnels ne se sont jamais sentis en demeure d’y travailler : à l’impossible nul ne serait tenu[37] – ce qui devrait mettre au grand jour non seulement l’incapacité du texte constitutionnel à faire advenir ce dont il parle – et en fait spécialement lorsqu’il parle de justice sociale -, mais aussi l’effet de masque qu’il produit sur cette incapacité. Reste que ce fait, qui ne remet pas en cause le travail général des experts à partir du modèle constitutionnel, manifeste aussi une relative indifférence pour l’éthique de la fonction gouvernante et à laquelle, précisément, eux-mêmes paraissent indifférents.
b/ L’indifférence à l’éthique de la fonction gouvernante
L’idée portée par les premières constitutions écrites, et sur laquelle elles reposent, est celle de limites et d’encadrement des pouvoirs. Le principe est assez simple : les titulaires de leur exercice ne peuvent pas faire ce qu’ils veulent. Sinon, on n’écrirait pas de constitution. C’est de là qu’on peut éventuellement identifier une éthique spécifique de la fonction gouvernante au sens où, gouverner sous l’empire d’une constitution écrite suppose d’intégrer l’idée de limite qu’elle porte avec elle. Si l’idée d’une mécanique du pouvoir a aussi été présente dans l’esprit d’un certain nombre de constituants, et pourrait même être à l’origine de l’idée constitutionnelle[38], le fait de s’en remettre à celle-ci n’impliquait pas ipso factola validation de toute pratique qui, procéduralement possible, fragiliserait l’ensemble et s’éloignerait de l’encadrement et du principe de la limite. Autrement dit, ce n’est pas parce qu’une chose est techniquement et factuellement possible sous l’empire d’une constitution, que cette chose est conforme au constitutionnalisme. L’éthique de la fonction gouvernante suppose que ce type de pratique soit exclu de l’univers légal de la pratique politique… à la condition bien entendu qu’on soit dans le paradigme selon lequel une société politique se gouverne par le moyen d’une constitution et en tant que le principe de son écriture est le fruit d’une histoire politique à laquelle le monde s’est rallié.
Or si on regarde l’ensemble des pratiques des textes constitutionnels sur l’ensemble de la planète depuis qu’ils ont été écrits, y compris dans les régimes libéraux, c’est comme si c’était le contraire qui primait : la déviance par rapport aux textes est un élément important de leurs pratiques et les usages qui ignorent les principes qui innervent le constitutionnalisme sont souvent validés par les experts observateurs. La discipline et ses membres semblent en effet très bien s’accommoder d’un réductionnisme du texte constitutionnel à des procédures et de la technique lorsqu’il s’agit de le pratiquer. On se permet ainsi de distinguer et même de spéculer sur la différence entre la lettre et l’esprit, pour mieux déposséder quiconque de sa faculté critique. Ainsi, lorsqu’une pratique ne serait pas conforme à l’esprit mais bien conforme à la lettre du texte, ce serait quand même constitutionnel. De ce point de vue, il y a une étrange et implicite connivence entre la discipline qui étudie le droit constitutionnel et la pratique des constitutions. Disons que la « tolérance » de la discipline à l’égard des discours qui se donnent comme légitimes en vertu de la constitution est très grande, pourvu que la lettre du texte paraisse respectée.
Mais, à y réfléchir, ladite distinction entre la lettre et l’esprit, ainsi que les usages de la distinction, ruinent le principe du constitutionnalisme et permet toutes les dérives. On se demande si elle n’a pas été inventée pour saper tout espoir de garantie du respect de l’éthique attachée à une règle juridique : cette distinction existe à propos des textes juridiques (ou religieux quand ils ont une vocation normative), là où on ne la voit quasiment jamais apparaître dans la littérature (sauf quand elle parle de droit, comme chez Shakespeare par exemple[39]), les modes d’emploi ou la correspondance. Bien sûr, Montesquieu estimait que l’esprit de la république était de suivre la lettre de la loi, mais cela obligeait l’écriture de la loi, et l’application de ce principe supposait, pour être vertueux, que beaucoup d’autres principes soient suivis. A lui seul, le principe ne fait pas loi[40].
Pour le cas français, l’exemple de la justice constitutionnelle est peut-être le plus patent. La mission de justice constitutionnelle oblige celui qui l’exerce, en suivant le principe de l’éthique qui y est spécifiquement attachée[41]. Il ne s’agit pas seulement en effet que la justice constitutionnelle soit ce qui est effectivement fait en son nom, il s’agit qu’elle accomplisse ce qui est attendu d’elle : dire aux titulaires du pouvoir politique ce que, en vertu de la constitution, ils peuvent faire et ne pas faire, éventuellement doivent faire ou ne pas faire, sans que cette mission se limite à le dire. En effet, il faut de bonnes conditions et de bonnes raisons pour le dire, qui suivent effectivement les principes du constitutionnalisme et de la constitution. En Europe et dans le monde, la justice constitutionnelle est ça et là dénoncée comme non conforme à la tradition libérale et démocratique : c’est d’ailleurs pour ça que les « experts » se déplacent et conseillent les pays s’ouvrant à la tradition[42], notamment lorsqu’ils sont membres de la Commission européenne pour la Démocratie par le Droit, dite Commission de Venise. Mais cette activité d’expertise tend à être exercée dans le cadre d’un modèle d’analyse biaisé, où l’Europe de l’Ouest est le pourvoyeur intellectuel de pratiques qu’elle ignore, mais dont elle entend imposer les principes à l’Europe de l’Est. L’effort d’analyse et la technicité des experts tombent ainsi dans l’écueil de l’absence patente de neutralité, le plus souvent inaperçue[43]. Mais c’est sans doute parce qu’il était manifeste que le Conseil constitutionnel français ne répondait en rien aux conditions qui étaient exigées pour la construction et l’évaluation des systèmes de justice constitutionnelle en Europe, en Afrique ou en Asie, que ce travail ne fut pas vraiment entrepris s’agissant de l’instance française, laissant croire à sa conformité générale au modèle, même si on pouvait concéder, ici et là, quelques défauts à améliorer.
Les études très ou radicalement critiques ont souvent été réservées aux colonnes que seuls les collègues liraient, à l’instar de celle de Olivier Jouanjan dans les mélanges Michel Troper, où, à propos du Conseil constitutionnel, il parle de modèle « franco-syldavo-africano-khmer »[44]. Mais là-même il s’agissait d’une exception à une forme de satisfaction apparent de la doctrine française. L’introduction du contrôle des lois a posteriori en 2008 accentua même l’effet de « ravissement » de la doctrine constitutionnaliste dans son ensemble[45], soutenu en cela par les milieux d’affaires qui se mirent aux aussi à faire doctrine sur cette nouvelle procédure[46]. Un regard un peu soutenu rompt cependant avec le contentement : comment croire à l’idée que la justice est effectivement rendue lorsque les juges-contrôleurs sont dans un lien d’intimité et de connivence avec l’activité et les personnes contrôlées, lien renforcé par la procédure et l’absence totale de familiarité avec les principes du constitutionnalisme[47] ?
Ce ne serait peut-être pas aussi problématique si cette institution ne prodiguait pas elle-même une doctrine visant à faire du pouvoir exécutif l’interprète de ses propres pouvoirs, qui le conduisent ici à détourner la capacité représentative du Parlement pour réformer le système des retraites[48], là à ignorer le texte constitutionnel pour décider de la condition des immigrants[49], ou là encore à valider l’usage de la procédure parlementaire pour siphonner la nature délibérative de la loi, lorsqu’il s’agit de poser des règles fondamentales à propos de pratiques agricoles[50]. A dire vrai, et dans cette ligne, l’histoire factuelle des constitutions écrites et de leurs pratiques à travers le monde tendrait à révéler une autre motivation de leur écriture : puisque c’est par le texte que les titulaires de l’exercice de pouvoir sont légitimes à l’exercer – en tout cas c’est l’une des conséquences de ce que les textes constitutionnels parlent en général au nom des peuples qu’ils concernent -, il y a un très grand intérêt à avoir un texte constitutionnel pour assoir une légitimité minimale, quitte à le malmener en permanence, notamment du point de vue de l’idée de limites. C’est cette lecture que valide en tout cas le Conseil constitutionnel français depuis des nombreuses années, faisant de la constitution-limite une véritable fable, au moins s’agissant de la représentation imaginaire que l’on en a, c’est-à-dire un acte populaire fondateur et garant des droits et libertés des membres du corps social. La constitution est bien autre chose.
II. La violence massive, ou la réalité du constitutionnalisme
La Constitution c’est de la violence. A rebours du discours le plus courant, cette formule choc l’est moins que ce que le constitutionnalisme recèle depuis ses origines. Toute l’histoire du constitutionnalisme révèle en effet que constitution et violence vont de pair, et que ce n’est pas la paix qu’elle garantit. Non seulement les constitutions n’ont jamais écarté de la pratique des gouvernants les phénomènes les plus violents (génocides, esclavagisme, colonialisme et massacres en tout genre), mais, à beaucoup d’égards, elles les ont accompagnées tout en les masquant, ce qui, mécaniquement, ajoute de la violence à la violence. En produisant et en étant la source de discours pacifiants et de justice, tout en donnant assises aux esclavagistes, aux colonialistes et à des sociétés humainement et économiquement inégalitaires, les constitutions sont en effet la source d’une grande violence sociale. Celle-ci traverse ainsi toute la philosophie des premières nations constitutionnalistes, les mêmes qui ont ensuite promu et diffusé partout le principe de l’écriture des constitutions, avec le prescrit de l’article 16 de la Déclaration de Droits de l’Homme et du Citoyen de 1789. Mais cette histoire reste à être acceptée[51]. Il en ressort d’abord une philosophie de propriétaires et tournée autour des intérêts économiques défavorables à la justice sociale (a), et la légitimité de la violence humaine fondée sur une forme de hiérarchisation des races, des classes et des peuples (b).
a. La violence économique aux sources du constitutionnalisme
L’esprit économique du constitutionnalisme n’est pas un aspect seulement de celui-ci. Il en est la fibre. La séparation intellectuelle du libéralisme politique du libéralisme économique conduit à se méprendre sur les origines et les vertus du constitutionnalisme. Si on peut lister par exemple les écrits de John Locke en créant deux catégories – les écrits politiques et les écrits économiques -, ils sont non seulement articulés mais constituent tous la matrice de l’idée constitutionnaliste : créer des institutions dont la légitimité sera adossée au respect des principes de l’économie et des droits de ses acteurs qui doivent se trouver à l’abri de la décision politique Ainsi, la séparation initiale du champ économique et du champ politique trouve-t-elle sa source dans l’idée que le champ politique doit être délimité de telle sorte qu’il préserve le champ économique de toute intervention politique malvenue. Mais cette séparation des champs s’explique parce que le champ politique est pensé en fonction du champ économique, et ne s’en trouve donc pas intellectuellement séparé. Ainsi, le système politique constitutionnalisé doit être compris à partir des données du champ économique, ce qui change évidemment l’appréciation que l’on peut faire des réalisations du constitutionnalisme.
Si on se penche sur l’environnement intellectuel et économique qui a présidé à l’émergence de l’idée constitutionnaliste, que ce soit en Angleterre, en France ou aux Etats-Unis, on peut évidemment s’apercevoir que c’est bien la question économique qui a entraîné une manière de penser le pouvoir : contre le centralisme et l’absolutisme, contre la possibilité pour le pouvoir de décider ce qu’il voulait, quand il le voulait, contre qui il voulait. C’était contre la bonne conduite des affaires. Il faut ainsi entendre l’affirmation de certains droits dans les premières déclarations anglaises des droits au XVIIè siècle, dont les constitutions écrites du XVIIIè siècle sont le prolongement. Tous les écrits que nous possédons et tous les mouvements ayant impulsé un changement dans le pouvoir étaient, avec le soutien plus ou moins important d’une partie des classes populaires (comme en France), le fait d’hommes, blancs et propriétaires. Ce fait a justifié qu’il ne soit pas du tout question à l’époque d’établir un régime démocratique, celui du plus grand nombre, car le plus grand nombre n’étant pas propriétaire, il serait conduit à décider contre la propriété. Il fallait donc instituer un régime au sein duquel l’exercice du pouvoir politique ne pourrait pas nuire aux intérêts de la propriété[52]. Plus encore, on s’aperçoit, avec l’historien américain Charles Austin Beard, que l’organisation fédérale qui l’a emporté sur le principe d’une organisation confédérale, trouve en très grande partie sa source dans la qualité et la nature des intérêts économiques des constituants américains (ils étaient cinquante-cinq), qui craignaient que d’autres types d’intérêts économiques ne puissent leur nuire[53]. Les concepts de séparation des pouvoirs et de garantie des droits obéissent à une ambition économique, même si leurs énoncés empruntent à la rhétorique humaniste antérieure de l’école du droit naturel.
Autrement dit, le constitutionnalisme est ce mouvement politique qui sanctuarise dans la société ce qui s’était construit par l’histoire, à savoir la hiérarchisation sociale à partir de la fortune et de la capacité à la développer. Le bouillonnement intellectuel à propos de l’économie à partir du XVIè siècle en Europe touchera jusqu’à la noblesse, qui ressort convaincue de la nécessité d’une lecture économique du politique. Le français Condorcet exprime parfaitement cet état des choses lorsqu’il indique que seuls les propriétaires ont intérêts à avoir le droit de vote[54]. Les institutions ne sont pas faites pour les autres. Il n’est même pas certain qu’ils soient concernés par les droits constitutionnels[55]. La propriété étant la qualité d’un petit nombre, et la propriété étant protégée en elle-même et par les autres droits via le système constitutionnel (liberté d’aller et venir, présomption d’innocence, principe de légalité et de proportionnalité des délits et des peines, etc.), il en ressort que ce système valide un état de la société où le plus grand nombre n’a aucun intérêt à trouver dans les institutions constitutionnelles.
Il est frappant que cette histoire soit la plupart du temps occultée ou ignorée par la doctrine juridique. Michel Foucault ne disait pas autre chose dans le cours donné au collège de France en 1977 et 1978, Naissance de la biopolitique[56]. Le XVIIIè siècle est pour lui ce lieu du passage entre le principe de la « juridiction » et le « marché » qui le remplace comme lieu de « véridiction ». C’est de là que tout gouvernement tire son principe, celui d’être « frugal », à entendre comme le gouvernement du moins possible, ce qui est connu sous le nom de libéralisme politique[57]. Parce que l’institution gouvernementale nécessite alors d’être encadré par des mécanismes de garantie de ce nouvel agencement, à l’instar de la protection de la propriété comme principe d’action gouvernementale toujours à l’œuvre, l’écriture des constitutions est pensée comme ce qui le garantit.
Il ressort aussi de ce passage à la fois symbolique, intellectuel et institutionnel, un autre aspect constamment oublié des études constitutionnalistes et qui pourtant leur donnent leur sens : si le champ économique est à l’abri de la décision politique, à quelles lois obéit ce champ ? La réalité historique des faits a répondu à cette question : entre révolution industrielle et néolibéralisme débridé, la souffrance physique et sociale, l’exploitation de l’homme par l’homme et les inégalités économiques sont profondes, qui traversent les sociétés libérales et les sociétés non libérales et où les premières ont si souvent été à l’origine des pratiques les plus inhumaines. Cette histoire commencée avant le constitutionnalisme a pu perdurer à travers lui, avec ce supplément de légitimité qui le rend peut-être encore plus violent.
b. La violence de l’homo constitutionalis à l’égard de ses semblables
Au regard des habitus de discours et d’apprentissage à propos du droit constitutionnel, c’est certainement le point le plus difficile à appréhender, car à bien des égards inimaginable, comme non compatible avec le « narratif » : il heurte les bons sentiments induits depuis longtemps par l’idée constitutionnaliste. Celle-ci serait synonyme de progrès social, de démocratie et d’Etat de droit et ne saurait donc être la source d’aucune violence. L’époque contemporaine étant le lieu de production de productions historiques nouvelles – sur les femmes, sur les races, sur le colonialisme, etc. – il était normal que le constitutionnalisme lui-même puisse être réexaminé avec une nouvelle loupe. Mais était-il vraiment besoin de celle-ci quand tout déjà s’offrait au regard ?
Il y a d’abord une drôle de coïncidence, celle que les premières nations constitutionnelles baignent dans le sang humain : les Etats-Unis d’abord, dont les premiers habitants européens (d’Angleterre surtout, de France et des Pays-Bas un peu aussi) ont scrupuleusement génocidé la population indienne présente sur le territoire avant leur arrivée, et dont les derniers représentants n’ont obtenu la citoyenneté américaine qu’à partir de 1924 (ce qui signifie qu’ils ont vécu pendant plus de 137 ans sous l’empire de la Constitution américaine), dont pendant longtemps les plus riches ont tenu la population noire en esclavage, et dont l’ensemble de la population a entretenu à leur égard un système de ségrégation jusque dans les années 1960 ; la France ensuite, grande puissance colonisatrice de territoires peuplés de populations non blanches, longtemps tenues en esclavage ou contraintes à un système politico-économique qui apportait richesse à la puissance colonisatrice et pauvreté aux populations ; l’Angleterre évidemment, grande esclavagiste encore et colonisatrice, qui n’était pas dotée d’une constitution écrite mais qui en a innervé la philosophie et qui a contribué à sa diffusion dans le monde. Cette série de constats conduit à penser que l’écriture des constitutions n’a rien changé à ces situations ; pire même, elle a pu soutenir la prétention qu’elles n’étaient pas telles, en proclamant le bonheur de tous et la justice sociale.
En étant le fruit de nations sanguinaires, le constitutionnalisme apparaît déjà beaucoup moins aimable. Dans son ouvrage, Géopolitique de l’état d’exception, Eugénie Mérieau a montré en quoi l’affirmation de grands principes dans les constitutions occidentales a été historiquement le support de pratiques d’exception généralisées, s’agissant de populations éloignées, mais si nombreuses qu’on pouvait y lire le véritable régime politique en place, et celui-ci n’était ni humaniste ni égalitaire[58]. Les autorités politiques constitutionnelles des Etats libéraux ont ainsi orchestré ces pratiques, et aucune institution non plus qu’aucun mécanisme constitutionnels n’ont pu l’éviter, et même, en ont validé les principes : on pense évidemment à l’esclavage, puis à la ségrégation, validés par la Cour suprême des Etats-Unis[59], ou on pense au droit colonial d’exception, pour des « sous-hommes » que les institutions de la République française ont organisé, étudié et justifié, sous les auspices des principes constitutionnels républicains[60].
Au nom du constitutionnalisme, les premières nations constitutionnelles ont ainsi colonisé le monde et le système de pensée politique par des pratiques impérialistes, jusqu’à celle qui a consisté à organiser le système constitutionnel des autres pays, en pratiquant la conditionnalité, « au prétexte » de la démocratie et de l’Etat de droit[61], des mots de ralliement qui permettent aujourd’hui de rendre le constitutionnalisme plus aimable encore. On comprend que le texte constitutionnel, par la puissance qu’il permet – des autorités légitimement instituées sur ses bases peuvent ainsi soutenir un certain système social – soit presque toujours et quasi structurellement l’objet de manipulations, de marchandages, de compromis ou interprétations qui sont la plupart du temps la manifestation de situations de violence sociales et/ou politiques préexistantes : en ce sens, la constitution est un enjeu de violences sociales.
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Le constitutionnalisme est tout autant le fruit que le générateur de violences. Non seulement, une constitution ne permet pas la justice sociale, mais en plus, et parce qu’elle bénéficie d’une représentation positive, elle a jusqu’ici empêché une réappropriation de ces questions, qui doit obligatoirement passer sous les fourches caudines d’un paradigme défavorable au respect de la dignité de tous les individus et à l’épanouissement social.
La question est de savoir si et comment il est possible de toucher au paradigme, ce que l’ajout de droits ou mécanismes (qu’on pense aux référendums ou aux techniques participatives) ne sauraient à l’évidence réussir. La Constitution permet de maintenir les blocages en permettant, à la marge, de petites évolutions. Elle évite les grands changements comme par exemple les évolutions sociales, le droit des individus et des populations à être maître de leur destin. Jusqu’à présent, les grands changements sociaux ont été le fait d’événements ou de mouvements non constitutionnels, le texte intervenant toujours après, et pas pour le bien du plus grand nombre.
[1] « Toute société dans laquelle la garantie des droits n’est pas assurée, ni la séparation des pouvoirs déterminée, n’a point de constitution »
[2] Sur ces représentations positives du mouvement d’écriture des premières constitutions écrites, voir l’introduction de mon ouvrage, La constitution au XXIè siècle, histoire d’un fétiche social, Amsterdam, 2025.
[3] Cette commission, dite « Commission de Venise », a été chargée d’une mission d’assistance constitutionnelle auprès des pays membres, à partir de standards élaborés par les politiques et les juristes de l’Europe de l’Ouest. Voir sur les standards de l’Etat de droit et la Commission, la thèse (en anglais) de Francesca Mauri sur La Contribution de la Commission de Venise Au Renforcement de L’état de Droit en Europe, 2021, Université Côte d’azur.
[4] Le sommet européen du mois de juin 1993 a donné lieu à l’énoncé de « critères », connus comme les « critères de Copenhague », conditionnant l’adhésion à l’Union européenne à des critères politiques, économiques, administratifs et institutionnels.
[5] Selon le concept et l’idée avancée par Francis Fukuyama reprenant Alexandre Kojève, « The End of History ? », The National Interest, 1989, n°16, pp.3-18.
[6] Les « printemps arabes » sont le nom donné à des révoltes et contestations nationales et citoyennes dans le monde arabe en 2011 (Tunisie, M
[7] Il y a évidemment ici un risque d’homogénéisation de la doctrine juridique car elle n’est en effet pas toujours la même en fonction des personnalités, des lieux et du moment. Toutefois, au-delà de la diversité, il est notable que la production d’un discours dominant à propos d’une chose éminemment politique et concernant le plus grand nombre ne donne pas souvent lieu à des critiques publiques émanant de ses membres, en restant confinées dans l’entre-soi des universités, centres de recherches et publications confidentielles.
[8] Il convient de préciser que l’idée d’assumer ces entorses est très différente du cas où le modèle est officiellement accepté bien que des entorses y soient faites. C’est en ce sens que je comprends l’article de Slobodan Milacic dans lequel il montre en quoi le constitutionalisme soviétique était une adresse au monde occidental, dont il reprenait les éléments de langage : « La constitution soviétique du 7 octobre 1977 comme discours de politique internationale : de la constitution comme soutien idéologique de la stratégie internationale de l’URSS », dans L’Union Soviétique dans les Relations internationales, Economica, 1982, p. 129 et s.
[9] Selon l’expression qui a fait florès depuis que Fareed Zakaria l’a popularisée dans la revue Foreign Affairs en 1997, « The Rise of Illiberal Democracy », vol. 76, pp. 22-43.
[10] Expression popularisée par David Landau depuis son article « Abusive Constitutionalism », University of California Davis Law Review, 2013, vol. 47, pp. 189-260
[11] Voir principalement l’article de Mark Tushnet, « Authoritarian constitutionalism », Cornell Law Review, 2015, vol. 100, pp. 391-462.
[12] En Europe, l’exemple symptomatique est Lázló Trocsány, de nationalité hongroise, membre éminent de l’Association Internationale de Droit constitutionnel et ancien membre de la Commission de Venise et ancien membre de la cour constitutionnelle de Hongrie qui devint ministre de la justice dans le gouvernement de Viktor Orban en 2014 et vanta les mérites de la démocratie illibérale revendiquée par le Premier Ministre.
[13] Un concept encore lié à Mark Tushnet, « Constitutional Hardball », John Marshall Law Review, 2004, n° 37, p. 523.
[14] Voir par ex. Katarzyna Blay-Grabarczyk, État de droit et autoritarisme détourné en Pologne. Le constitutionnalisme abusif en Europe, in Pierre-Alain Collot (dir.), Le constitutionnalisme abusif en Europe, Mare et Martin, 2023, pp.175-200.
[15] Voir par ex. le contenu de la tribune de Anne Deysine, « La décision de la Cour suprême sur l’immunité de Donald Trump est une défaite pour la démocratie », Le Monde, 11 juillet 2024, et le débat organisé par le Club des Juristes, « Les Etats-Unis sont-ils encore un Etat de droit ? », publié en vidéo le 25 mars 2025 sur leur site internet (https://www.leclubdesjuristes.com/video/les-etats-unis-sont-ils-encore-un-etat-de-droit-9977/).
[16] Ce n’est pas propre au droit constitutionnel et ce serait presque propre à la discipline juridique. En tant que mode d’intervention et de correction du monde, le droit suppose un avenir et une société meilleurs. Certaines sous-disciplines du droit paraissent plus enclines à être endossées par des chercheurs portant une certaine conception de la société que le droit contribuerait à façonner : le droit social, mais aussi le droit de la famille par exemple. Et certaines disciplines se présentent comme ayant déjà contribué à façonner une société meilleure, justifiant que ses pratiquants défendent l’objet dont ils font leur travail : ainsi donc du droit constitutionnel mais aussi du droit européen ou du droit international, dont témoigne la création récente de l’association JUristes pour le Respect du Droit International (JURDI).
[17] On ne peut que renvoyer ici aux « obstacles épistémologiques » dévoilés par Gaston Bachelard dans La formation de l’Esprit scientifique. Contribution à une psychanalyse de la connaissance objective, 1938, Vrin.
[18] Vouez pour ce terme l’article de Julien Jeanneney, « La Constitution brutalisée. Derrière la crise des retraites, un passage en force », Jus Politicum. Revue de droit politique, n° 30, 2023.
[19] Voyez mon ouvrage, La Constitution maltraitée. Anatomie du Conseil constitutionnel, Amsterdam, 2023.
[20] Ce fut le cas en France le 30 juin 1998, lorsqu’une centaine de chômeurs et de sympathisants du DAL, d’AC! et du MNCP (Mouvement national des chômeurs et des précaires) ont envahi le bureau du président du Conseil constitutionnel et que l’un d’eux s’est emparé d’un exemplaire original en arrachant ses premières feuilles et en inscrivant sur la première page « La dictature capitaliste est abolie. Le prolétariat décrète l’anarchie et le communisme ». L’affaire a fait l’objet d’une toute petite brochure sous la plume de Stéphane Beaumont, La Constitution déchirée, De L’ixcea, 2010.
[21] En juin 2022, Brett Kavanaugh a été visé par une tentative d’assassinat de la part d’un homme qui déclare avoir voulu tuer un membre de la Cour suprême américaine en raison de ce qu’elle s’apprêtait à renverser la jurisprudence Roe v. Wade sur la constitutionnalité de l’avortement (ce qu’elle fit en effet le 24 juin).
[22] En 2018, le président du tribunal constitutionnel chilien, Ivan Arostica, a été frappé par un groupe de manifestants.
[23] En 2007 en Bolivie, un groupe pro-gouvernemental a lancé des pierres et jeté de la peinture sur les murs du tribunal constitutionnel pour accuser ses membres de corruption et les pousser à la démission.
[24] Pour Carolina Cerda-Guzman, les révolutions sont en ce sens intrinsèquement anticonstitutionnelles : voir sa très intéressante étude, « Constitutions et mouvements révolutionnaires : Analyse des rapports entre constitution et révolution à l’aune des mouvements révolutionnaires du début du XXIe siècle », dans Olga Belova et Hugo Flavier (dir.), Bélarus : une douloureuse quête démocratique, Presses Universitaires de Bordeaux, 2024, pp.169-188 (en ligne : https://una-editions.fr/constitutions-et-mouvements-revolutionnaires/).
[25] Sur ce point voir la petite liste d’exemple présente dans La constitution au XXIè siècle…, op. cit., pp. 53-54.
[26] Voy. par ex. G. Sartori, « Constitutionalism: A Preliminary Discussion », American Political Science Review, 1962, p. 867. Le terme de « sham constitutions » est aussi employé, voy. par ex. D. Law et M. Vertseeg, « Sham Constitutions », California Law Review, 2013, p. 863, ou encore celui de « constitutions sans constitutionnalismes », T. Groppi, « Costituzioni senza costitutionalismo ? La codificazione dei diritti in Asia agli inizi del XXI secolo », Politica del diritto, 2006, p. 187.
[27] Voir en ce sens les pages de La constitution au XXIè siècle…, op. cit., consacrées à cette question, « Le constitutionnalisme, entre vénalité et infirmité sociale », p.91 et s.
[28] Voir en ce sens le décryptage de Michel Foucault dans Naissance de la biopolitique. Cours au collège de France, 1978-79, 2004.
[29] A partir de l’arrêt Investitionshilfe du 20 juillet 1954, BVerfGE 4, 7, sous le couvert de l’idée de neutralité économique de la Constitution.
[30] Il existe néanmoins à ce sujet « deux » littératures, qui s’apprécient en fonction de la vision des rapports entre économie et politique : si donc certains estiment que la liberté d’entreprendre et le droit de propriété tendent à prévaloir sur les droits sociaux (par ex. Manon Altwegg-Boussac, « L’évolution des rapports entre la liberté d’entreprendre et les droits sociaux devant le Conseil constitutionnel », in Véronique Champeil-Desplats et Danièle Lochak (dir.), Libertés économiques et droits de l’homme, Presses Universitaires de Nanterre, 2011, pp. 245-256), d’autres au contraire estiment qu’il s’agit seulement de droits et libertés résiduels (par ex. Maxime Vanderstraeten, « La liberté d’entreprendre dans la jurisprudence de la Cour constitutionnelle et du Conseil d’Etat », in Thierry Léonard (coord.), Actualités en droit économique. La liberté d’entreprendre ou le retour en force d’un fondamental du droit économique, Bruylant, 2015, p. 7-41).
[31] Il manque tout de même d’en faire la liste exhaustive, mais voyez quelques exemples dans La Constitution maltraitée…, op. cit., le chapitre 7, « La désillusion sociale de la justice constitutionnelle », p. 223 et s. Cette primauté est devenue tellement voyante, surtout avec la pratique de la question prioritaire de constitutionnalité à partir de 2010, qu’elle a suscité l’intérêt de certains journalistes, universitaires et associatifs, dévoilant l’activité de lobbying devant le Conseil constitutionnel. Voy. par ex. Mathilde Mathieu, « Dans les coulisses du Conseil constitutionnel, cible des lobbies », Mediapart, 12 octobre 2015 ; Antoine Vauchez, « Les ‘affaires’ devant le Conseil constitutionnel », Libération, 13 juin 2016 ; Les amis de la terre et l’observatoire des multinationales, Les sages sous influence ?, rapport d’enquête, juin 2018.
[32] Avec cette exception notable de la décision n° 2012-662 DC du 29 décembre 2012, Loi de finances pour 2013, qui censure le principe de la taxation des revenus supérieurs à un million d’euros à hauteur de 75%, dont on se demande pourquoi elle est souvent citée au titre d’une « grande » décision du Conseil, alors qu’elle anéantit l’espoir d’un partage plus important des richesses (indépendamment du fait que la mesure était particulièrement mal pensée et articulée au droit, sans doute à dessein d’ailleurs).
[33] Décision Lochner, 17 avril 1905, 198 U.S. 45.
[34] Décision West Coast Hotel Co v. Parrish du 29 mars 1937, 300 U.S. 379.
[35] Voir en ce sens mon texte « Le libéralisme est-il une condition de ou un obstacle à la démocratie ? Petite histoire institutionnelle du ‘piège libéral’ », in Sandra Laugier et Dominique Rousseau, La démocratie, une idée-force, Mare et Martin, 2023, p.15.
[36] Voir encore des éléments dans La constitution au XXIè siècle…, op. cit., « Le constitutionnalisme sans la constitution », p. 105 et s.
[37] Dans une certaine mesure (mais quand même toute relative), la législation et la jurisprudence française sur ce qu’on a appelé le « droit au logement » constituent une forme d’exception.
[38] Sur ce sujet, vor par ex. Stéphane Rials, La Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, Paris, Hachette, 1988, p. 375-376. Voir aussi pour une analyse du cadre intellectuel et mécaniste de la naissance du constitutionnalisme Alain Laraby, Le constitutionnalisme des Lumières : de l’objet des lois au sujet de droit ou de l’objet géométrique à la liberté politique, thèse Nanterre, 2024.
[39] William Shakespeare, The Merchant of Venice (1600), tenue pour la pièce la « plus juridique » du dramaturge anglais : voir à ce sujet François Ost, « Le Marchand de Venise : le pari et la dette, le jeu et la loi », McGill Law Journal, 2017, vol. 62, pp. 1103-1152.
[40] Montesquieu, De l’Esprit des Lois, Livre 27 (chapitre unique).
[41] Ce paragraphe reprend avec de légères modifications celui rédigé à l’occasion de mon texte « La fabrication de la dépendance politique de la justice constitutionnelle : une inconséquence française », in Marie-Elisabeth Baudoin (dir.)… .à paraître, 2026.
[42] Sur cette question, voir par exemple Renaud Dorandeu, « Les Pélerins constitutionnels. Eléments pour une sociologie des influences juridiques », in Yves Mény (dir.), Les politiques du mimétisme institutionnel. La greffe et le rejet, L’Harmattan,1993, p.83.
[43] On peut noter aujourd’hui une sensible évolution de l’activité d’expertise, manifestée notamment par l’avis produit sur l’article 49 alinéa 3 de la constitution française (France – Avis intérimaire sur l’article 49.3 de la Constitution, adopté par la Commission de Venise, lors de sa 135ème session plénière (Venise, 9-10 juin 2023), CDL-AD(2023)024) : il n’y a donc plus autant de sacralité de la référence française, même si beaucoup de travail reste à faire de ce côté.
[44] Olivier Jouanjan, « Sur quelques aspects d’un vaste débat : le Conseil supérieur de la Constitution syldave est-il une ‘cour constitutionnelle’ ? », in L’architecture du droit. Mélanges en l’honneur du Professeur Michel Troper, 2006, Economica, p. 551.
[45] Guy Canivet, La question de constitutionnalité ou Le « ravissement » du constitutionnaliste, discours du 11 septembre 2009 prononcé à l’occasion de la Séance de Rentrée de la Faculté de droit de Montpellier (en ligne : https://www.conseil-constitutionnel.fr/les-membres/la-question-de-constitutionnalite-ou-le-ravissement-du-constitutionnaliste). Voir aussi Dominique Schnapper, selon laquelle les universitaires « sont les seuls à n’entretenir aucune réserve à l’égard de l’institution », Une sociologue au Conseil constitutionnel, Gallimard, 2010, p. 191.
[46] Voir La Constitution maltraitée…, op. cit., p.211.
[47] Je renvoie encore à La Constitution maltraitée…, op. cit., où toutes ces questions sont abordées précisément.
[48] Décision n°2023-849 DC du 14 avril 2023, Loi de financement rectificative de la sécurité sociale pour 2023 (détournement d’une procédure constitutionnelle).
[49] Décision n° 2020-799 DC du 26 mars 2020, Loi organique d’urgence pour faire face à l’épidémie de covid-19, (ignorance d’une violation caractérisée de la procédure d’adoption des lois organiques) et décision du 25 janvier 2024 n° 2023-863 DC, Loi pour contrôler l’immigration, améliorer l’intégration (encouragement à l’adoption de dispositions manifestement contraires à la constitution).
[50] Décision n° 2025-891 DC du 7 août 2025, Loi visant à lever les contraintes à l’exercice du métier d’agriculteur (dite « loi Duplomb »), et en ce sens voir le commentaire de Jean-Jacques Urvoas sur Le Club des Juristes, « Motion de rejet préalable : le silence du Conseil constitutionnel », 1er septembre 2025 (https://www.leclubdesjuristes.com/opinion/motion-de-rejet-prealable-le-silence-du-conseil-constitutionnel-11825/).
[51] J’en ai esquissé les grandes lignes dans La constitution au XXIè siècle…, op.cit.
[52] Voir par exemple Emmanuel Siéyès (« La propriété est le premier des droits », dans « Préliminaire de la constitution », Œuvres, vol. 2, Paris, EDHIS, 1989, p. 26) ou Condorcet (« on doit regarder les propriétaires comme étant les seuls véritables Citoyens », dans Sur les fonctions des Etats-Généraux, et, des autres assemblées nationale, 1789) en France, John Adams (« la liberté ne peut être assurée si la propriété n’est pas garantie. Si une société en vient à admettre que la propriété n’est pas un droit aussi sacré que la loi de Dieu, et qu’il n’existe pas la force de la loi et l’appareil de la justice pour le faire respecter, alors commence le signe de l’anarchie et de la tyrannie », in Defence of the Constitutions of Government of the United States, 1778, vol. 3 (p. 217 de l’édition de 1794 chez John Stockdale, Londres) aux Etats-Unis.
[53] Charles Austin Beard, An Economic Interpretation of the Constitution of the United States, Mac Millan, 1913. Voir à propos de cet ouvrage l’étude co-rédigée avec l’économiste Violaine Delteil, « Sur l’empreinte économique de la Constitution, lecture croisée de Charles Beard », inLauréline Fontaine (coord.), Capitalisme, libéralisme et constitutionnalisme, Mare et Martin, 2021, pp. 75‑133.
[54] Voir à ce sujet Jean-Paul Joubert, « Turgot et Condorcet : Droits de l’homme, Droits de vote et propriété », in Gilbert Faccarello et Philippe Steiner (dir.), La pensée économique pendant la Révolution française, Presses Universitaires de Grenoble, 1990, p. 200.
[55] Ce qui n’est pas la même chose d’ailleurs de dire que tous les autres n’ont pas de « droits ». Il reste à bien comprendre ce qu’explique Condorcet lorsqu’il est favorable à l’égalité des hommes et des femmes et défavorable à l’esclavage.
[56] Michel Foucault, Naissance de la biopolitique. Cours au collège de France, 1978-1979, Gallimard-Seuil, 2004 (deuxième leçon).
[57] Ibid., p. 31 et s.
[58] Eugénie Mérieau, Géopolitique de l’Etat d’exception, Le Cavalier bleu, 2024.
[59] Arrêt Dred Scott v. Sandford, 60 U.S. (19 How.) 393 du 6 mars 1857 s’agissant de l’esclavage et arrêt Hall v. Decuir, 95 U.S. 485 du 14 janvier 1878 s’agissant de la ségrégation.
[60] Jusqu’à la troisième république, les constitutions ont toutes prévu ou organisé un régime colonial spécifique. On rappellera que le juriste français Arthur Girault fait état, dans son rapport annuel de 1903 auprès de l’Institut colonial international (un institut dont les missions sont de « faciliter et répandre l’étude comparée de l’administration et de la législation coloniale »), de ce que « le bon tyran est aux colonies le gouvernement idéal », Des rapports politiques entre métropole et colonies, Bruxelles, 1903, p. 36.
[61] C’est évidemment le cas des constitutions des pays d’Europe centrale et orientale pendant les années 1990, élaborées sous la triple surveillance du Conseil de l’Europe (avec la Commission de Venise), de l’Union Européenne et des experts de l’Europe de l’Ouest et de l’Amérique du Nord. C’est par exemple aussi le cas de la Constitution de la Namibie en 1990 (rédigée par trois experts sud-africains), de la Constitution du Cambodge de 1993 (réalisée sous la direction et le financement de l’Autorité transitoire des Nations Unies au Cambodge), de la Bosnie-Herzégovine en 1995 (annexe 4 des accords de Dayton conclus entre les autorités serbes, croates et bosniennes sous la supervision américaine), ou du Timor oriental en 2002 (sous la surveillance de l’Administration transitoire des Nations unies au Timor oriental). Toutes les constitutions d’Afrique, du Nord et du Sud, élaborées depuis les années 1990 et 2000, ont fait l’objet d’une attention internationale particulière.




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