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3. Les variations autour du caractère judiciaire de la désignation des gardiens de la Constitution
A partir du moment où la « justice » constitutionnelle consiste principalement à se prononcer comme « juge » sur la conformité au droit de l’action du pouvoir législatif et du pouvoir exécutif, la nécessité que les gardiens aient les attributs d’un juge ne peut être ignorée. La justice constitutionnelle a assurément des incidences politiques – comme presque toute justice en réalité – mais elle est censée s’exercer à partir de la mise en œuvre de normes juridiques dont l’interprétation et l’application doivent servir de seule boussole à une action proprement différente de l’action politique. Pour reprendre les termes de Maurice Hauriou, « le pouvoir de juridiction », tout en étant « un pouvoir de souveraineté », « n’est pas un pouvoir politique »[1]. La conception contemporaine de la justice promue par les institutions internationales et européennes comprend, a minima, l’indépendance et l’impartialité de ses acteurs, et, à certains égards, leur capacité à comprendre et à mettre en œuvre la norme juridique[2]. Les gardiens de la Constitution, comme juges, doivent donc être indépendants des pouvoirs qu’ils contrôlent et, dans la mise en œuvre des règles de droit, impartiaux vis-à-vis d’eux[3]. Concernant spécifiquement les instances chargées du contrôle de constitutionnalité, les moyens de leur indépendance et de leur impartialité ne sont pas toujours suffisamment ou justement pensés, et notamment au niveau de la procédure de désignation de leurs membres. Couramment, la question de l’indépendance des cours constitutionnelles et suprêmes et de leurs membres est réduite à la question du statut qui leur est conféré dans et pour l’exercice de leur mission.
Or, comme Nuno Garupo et Tom Ginsburg le font remarquer, « la sélection des juges est un élément clé dans la plupart des théories de l’indépendance judiciaire », faisant qu’il est nécessaire de s’intéresser aux mécanismes de nomination pour « expliquer le rôle que les juges sont censés jouer dans la gouvernance »[4]. Au stade de la désignation, plusieurs éléments peuvent contribuer à faire que les juges soient indépendants ou non : ne pas faire nommer les gardiens par les autorités ou des démembrements des autorités qu’ils contrôleront ensuite, ne pas nommer des personnalités issues de ces mêmes autorités, exiger une connaissance préalable de la fonction de juger qui rendra la mission moins dépendante des conditions dans lesquelles elle s’exerce. Le contrôle de constitutionnalité est une pratique récente dans l’histoire politique et n’a pas encore eu le temps de bien se consolider face aux pouvoirs exécutif et législatif[5]. Si donc il peut s’agir d’éviter que la désignation des gardiens dépende des autorités contrôlées, instituer une justice constitutionnelle indépendante et impartiale peut donc passer par une coupure plus nette entre celles-ci et les personnalités nommées. Dans cet esprit, le fait d’impliquer le pouvoir judiciaire dans la nomination de ceux qui exercent la justice au plus haut niveau de l’Etat est une solution envisagée par certains pays (1). Mais il peut s’agir aussi de séparer le « vivier » des personnalités nominables de celui des autorités contrôlées : le gardien ne doit pas être celui qui est gardé (2).
3.1 Donner un rôle au pouvoir judiciaire dans la désignation des gardiens de la Constitution
La Commission de Venise estime qu’« il n’existe pas de ‘modèle’ unique et apolitique de système de nomination, qui pourrait idéalement respecter le principe de la séparation des pouvoirs et garantir la pleine indépendance du pouvoir judiciaire »[6], concernant tout à la fois les plus hautes juridictions du système judiciaire et les cours constitutionnelles. L’indépendance de la justice, enjeu crucial pour les pays en transition démocratique, est encore en construction dans les anciennes démocraties[7]. Il y a toujours un endroit où des autorités « politiques » interviennent dans le fonctionnement du pouvoir judiciaire : l’exécutif pour la nomination des plus hauts magistrats, le législatif pour la détermination des conditions de nomination et de statut des juges. Mais, même dans ces conditions, le fait que le pouvoir judiciaire puisse être à la source de la nomination des juges dans les cours constitutionnelles et suprêmes peut constituer une garantie plus forte de leur indépendance vis-à-vis des autorités qu’elles contrôlent.
Un tour du monde des procédures révèle que le fait de donner un rôle au pouvoir judiciaire dans la procédure de désignation des gardiens de la constitution ne correspond pas encore à une vision largement partagée de la justice constitutionnelle. S’il devait y avoir un modèle futur, celui-ci est très embryonnaire encore. D’abord, il est rarissime que la totalité des membres d’une cour exerçant les fonctions spécifiques de juge constitutionnel soit exclusivement issue du système judiciaire. C’est le cas de la seule Cour spéciale suprême de Grèce, qui représente elle-même un particularisme grec. La Cour spéciale suprême est ainsi composée des présidents des trois cours suprêmes, de quatre membres de la cour de cassation et de quatre membres du Conseil d’Etat, tous tirés au sort et pour exercer un mandat de deux années. Même si elle est qualifiée parfois de cour constitutionnelle et électorale, elle ne siège que de manière ponctuelle et intervient seulement pour arbitrer des conflits révélés par des décisions contradictoires sur la constitutionnalité ou sur le sens d’une loi[8].
En dehors de ce cas grec, le rôle donné au pouvoir judiciaire dans la procédure de désignation des gardiens de la Constitution peut emprunter plusieurs logiques : soit il s’agit d’attribuer un rôle déterminant au pouvoir judiciaire sur l’ensemble de la procédure de désignation, soit il s’agit de faire d’un organe judiciaire l’une des autorités de nomination. On retrouve la première configuration dans une dizaine de pays. C’est le cas du Luxembourg, dont la Constitution non seulement réserve quatre sièges à la Cour constitutionnelle pour le président de la Cour supérieure de justice, le président de la Cour administrative et de deux conseillers à la Cour de cassation, mais demande que les cinq autres membres nommés par le Grand-Duc le soient sur l’avis conjoint de la Cour supérieure de justice et de la Cour administrative. La loi du 27 juillet 1997 portant organisation de la Cour Constitutionnelle indique que pour chaque place vacante au sein de la cour constitutionnelle, l’assemblée générale conjointe (composée de la réunion de la cour supérieure de justice et de la cour administrative) présente trois candidats, ce qui illustre l’importance de son rôle.
L’ascendant du pouvoir judiciaire sur le processus de nomination peut aussi résulter d’une pratique, là où le texte a paru confier la désignation des gardiens de la Constitution à une seule autorité politique, mais selon un processus de consultation impliquant le pouvoir judiciaire. Le pouvoir consultatif s’est ainsi mué en un véritable pouvoir de nomination en Inde, où la Cour suprême s’est en quelque sorte auto-attribué un pouvoir de désignation de ses membres. La constitution de 1946 prévoit en effet que le Président nomme les juges à la Cour suprême, après consultation de celle-ci et éventuellement d’autres cours que le président juge utile de consulter. La consultation du président de la Cour Suprême est toujours obligatoire pour la nomination de son successeur. Selon le texte des articles 124 et 217 de la Constitution, il ne s’agit que d’une consultation qui ne lie pas le Président de l’Inde. Mais la Cour suprême a interprété ce texte de telle sorte que « le président de la Cour suprême et les quatre juges les plus anciens délibèrent sur les nominations, le rôle de l’exécutif étant relégué à la périphérie »[9]. Cette prise de pouvoir sur la désignation des juges suprêmes aurait néanmoins pour revers le défaut de transparence du processus puisque, contrairement au pouvoir politique, l’activité des juges ne fait pas l’objet d’un intérêt public et médiatique permanent[10].
La situation apparaît autre en Afrique du Sud, où la nomination des juges à la Cour constitutionnelle suit un processus de consultation qui est largement publicisé : c’est le rapport de force du moment qui détermine l’ascendant des uns ou des autres, très visible à l’énoncé du processus de nomination : techniquement, le président nomme tous les juges, selon un processus qui oblige à la consultation, mais qui reste susceptible de lui procurer un certain ascendant. La Commission de la magistrature établit une liste d’au moins quatre noms pour chaque poste vacant, y compris ceux du président et du vice-président de la Cour constitutionnelle. Elle envoie un long questionnaire aux candidats, qui répondent par écrit, et les auditionne pendant de longues heures, parfois rudement. Ces auditions font l’objet d’une retransmission télévisée, inscrivant ainsi les nominations dans le débat public, qui implique aussi les différentes forces politiques représentées au sein du Parlement[11]. A la fin, la Commission émet une recommandation. Administrativement, c’est sur cette base que le ministère de la justice soumet les propositions au Président de l’Afrique du sud, qui ensuite exerce son pouvoir de nomination. En février 2022 il a ainsi nommé le président de la Cour contre la recommandation de la Commission[12].
Si la réalité d’un pouvoir dépend de la pratique, celle qu’il convient de faire de ce qui se passe au Japon est particulièrement délicate, et il n’y a d’ailleurs pas d’accord à ce sujet : les uns parlent de « mainmise » du pouvoir exécutif sur les nominations à la Cour suprême[13], tandis que d’autres estiment au contraire que c’est le pouvoir judiciaire qui conserve la maîtrise des nominations à la Cour suprême, en ayant un pouvoir de proposition déterminant[14]. Les deux interprétations viennent sans doute du fait que, comme on l’a observé plus haut, le poids relatif du système judiciaire au japon minimise l’importance du processus : dans un cas comme dans l’autre, l’audace judiciaire est assez faible, et quand bien même la Cour suprême maîtriserait les nominations en son sein, c’est à partir d’une conception d’une justice peu intrusive vis-à-vis des autorités politiques.
Dans le lot des pays qui donnent un rôle déterminant au pouvoir judiciaire sur l’ensemble de la procédure de désignation des gardiens de la Constitution, il faut compter avec ceux qui ont institué un organe spécifique de nomination. Ainsi d’Israël où il existe un comité de sélection, dit indépendant, composé du président de la Cour suprême, de deux juges de la Cour suprême, du ministre de la justice, d’un autre membre du gouvernement nommé par celui-ci, de deux membres de la Knesset, et deux membres de l’ordre des avocats. Ce comité propose toutes les nominations au président qui n’a pas d’autre choix que de nommer les candidats proposés. Au regard des relations de pouvoir qui peuvent se jouer au sein du comité et d’après l’origine de chaque membre du comité, une révision de 2004 est venue préciser que chaque membre du comité ne représente pas l’institution dont il est issu, mais doit sélectionner les juges en fonction de ses propres préférences[15]. Par ailleurs, chaque nomination doit être proposée à une majorité de sept membres sur neuf depuis 2008. Les propositions de février 2022 ont illustré le difficile équilibre à trouver dans cette pratique[16], et la coalition au pouvoir début 2023 a affiché ses intentions de changer le mode de nomination des juges, considérant ceux-ci comme un obstacle à la réalisation des réformes nécessaires[17].
Le plus souvent, l’association du pouvoir judiciaire au processus de désignation des gardiens de la Constitution passe par le pouvoir de proposition des juges par l’instance supérieure de la magistrature. Au Danemark, les juges de la Cour suprême sont nommés par le ministre de la justice sur la recommandation d’un Conseil judiciaire indépendant composé d’un juge de la Cour suprême, d’un juge de la Haute cour, d’un juge d’une Cour de district, d’un avocat et de deux représentants du public[18]. En Islande, la loi du 15 mars 1998 a créé un comité chargé d’examiner les qualifications des candidats avant qu’ils ne soient nommés par le Président. Ce comité est composé de cinq membres élus pour cinq ans, dont deux sont nommés par la Cour suprême elle-même, et parmi lesquels l’un exercera la présidence du comité. Un autre membre est désigné par le Conseil supérieur de justice, un autre par l’ordre des avocats et un autre par le Parlement. L’avis du comité d’évaluation indique la position du conseil quant au candidat le plus qualifié pour le poste, sachant qu’il peut classer deux ou plusieurs candidats à égalité. En pratique, le système paraît bien fonctionner, même s’il n’empêche pas la politisation de la nomination, ainsi que le révèle l’ouvrage publié à l’occasion du centenaire de la Cour suprême en 2022[19]. Au Nigéria, la commission fédérale de la magistrature, composée du ministre de la justice (qui les préside), du président de la Cour d’appel, du premier avocat général, du président de la Haute cour fédérale, de deux personnes recommandées par l’ordre des avocats et de deux personnes nommées par le président du Nigeria, établit une liste de candidats. C’est ensuite le président du Nigeria qui nomme les candidats choisis sur la recommandation du Conseil judiciaire national, instance présidée aussi par le ministre de la justice et qui comprend plus de vingt membres issus des plus hautes cours de l’Etat, dont la Cour suprême, mais aussi des autorités judiciaires religieuses à savoir un Grand Kadi (nommé par le ministre de la justice parmi les Grands kadi exerçant dans les Cours d’appel de la Sharia) et un président d’une cour d’appel coutumière (nommé par le ministre de la justice). A la fin, les candidats choisis sont ensuite confirmés par le Sénat[20].
Au Paraguay, c’est le Conseil supérieur de la magistrature qui établit des listes de trois candidats pour chaque poste à la Cour suprême de justice et c’est le Sénat qui choisit les candidats à désigner, avec l’accord du pouvoir exécutif, c’est-à-dire principalement du président[21]. Mais, étonnamment, le Conseil supérieur de la magistrature ne comprend pas de magistrats en dehors de celui désigné par la Cour suprême de justice en son sein. Il comprend un représentant du pouvoir exécutif, un sénateur et un député désigné par leurs chambres respectives, deux avocats élus par leurs pairs, deux professeurs de droit élu par leurs pairs, l’un issu d’une université publique et l’autre d’une université privée. Dans tous les pays où le pouvoir judiciaire dispose d’un droit de proposition des gardiens de la Constitution, son poids réel dans leur désignation dépend donc de la culture et de la configuration des pouvoirs à un moment donné, faisant ainsi du pouvoir judiciaire une autorité décisive dans la désignation des gardiens de la Constitution ou au contraire une autorité mineure.
Il arrive aussi que la Constitution fasse du pouvoir judiciaire une autorité directe de nomination des juges constitutionnels : en raison de la prévalence de la conception politique de la justice constitutionnelle, ce « risque » n’est pas pris par beaucoup de pays. C’est plutôt rare dans les démocraties de l’Ouest ; ça l’est un peu moins dans les nouvelles démocraties de l’Europe de l’Est. On retrouve cette hypothèse dans quelques Constitutions en Afrique ou en Amérique du Sud. Dans tous les cas, ça ne concerne qu’une partie seulement des sièges à pourvoir au sein d’une cour suprême ou constitutionnelle. La part de sièges relevant de la compétence du pouvoir judiciaire est généralement la même que celle réservée aux autres autorités de nomination, mais selon des formules chaque fois singulières : il en va ainsi par exemple en Italie (sur les quinze juges, cinq sont élus par le Président de la République, cinq sont élus par le Parlement et cinq sont élus par les autorités judiciaires, à concurrence de trois par la Cour de cassation, un par le Conseil d’Etat et un par la Cour des comptes), en Géorgie (trois membres sont nommés par le Président de la République, trois sont nommés par le Parlement et trois par la Cour Suprême, dont il faut néanmoins rappeler que les membres sont eux-mêmes nommés par le Président), de la Lituanie (c’est le Parlement qui nomme tous les juges, mais trois sont proposés par le Président de la République, trois par le Président du Parlement et trois par le président de la Cour suprême), en Bulgarie (quatre juges sont désignés par le Président de la République, quatre sont élus par le Parlement et quatre par l’assemblée générale des juges de la Cour suprême de cassation et de la Cour suprême administrative), en Ukraine (le président de l’Ukraine, la Rada suprême et le Congrès des juges d’Ukraine nomment chacun six juges de la Cour constitutionnelle d’Ukraine), en Moldavie (sur les six juges, deux sont nommés par le Parlement, deux par le Gouvernement et deux par le Conseil supérieur de la magistrature), au Guatemala (sur les cinq membres de la cour constitutionnelle, un est nommé par la formation plénière de la cour suprême de justice, un par le Congrès de la République, un par le Conseil des ministres, un par le Conseil universitaire supérieur de l’Université de San Carlos de Guatemala, et un par l’Ordre des avocats), ou encore au Mali (trois membres sont nommés par le Président de la République, trois sont nommés par l’Assemblée nationale et trois sont nommés par le Conseil Supérieur de la Magistrature). Le Chili, dont le tribunal constitutionnel comprend dix membres, répartit le pouvoir de nomination entre trois autorités de cette manière : trois sont désignés par le Président de la République, quatre par le Congrès National (deux par le sénat et deux par la Chambre des députés) et trois sont élus par la Cour suprême. En Lettonie, les huit membres qui composent la Cour constitutionnelle sont tous élus par le Parlement mais sur proposition d’au moins dix de ses membres pour trois d’entre eux, deux sur la proposition du Gouvernement et deux sur la proposition de l’assemblée plénière de la Cour suprême. Au Portugal, le quota de nomination du pouvoir judiciaire est plus faible que celui des autorités politiques puisqu’il nomme trois juges sur les treize qui composent le Tribunal constitutionnel ; mais l’originalité du système portugais réside dans le fait que ce sont les dix premiers juges nommés au Tribunal constitutionnel par l’Assemblée de la République qui cooptent les trois juges restants. En dépit du faible quota de nomination, ce pouvoir des juges nommés peut revêtir une importance capitale, puisque ce sont les juges qui désignent aussi en leur sein celui qui exercera la fonction de président du tribunal[22].
La question spécifique des modalités de la désignation du président de la Cour constitutionnelle ou suprême peut être symptomatique de la volonté des autorités politiques de conserver ou non la main sur l’institution, en fonction notamment des pouvoirs dont il dispose. Dans son étude sur la composition des cours constitutionnelles, la Commission de Venise constate que, le plus souvent, le président d’une cour constitutionnelle est un primus inter pares, qui se borne à la présider sans exercer aucune fonction juridictionnelle supérieure à celle des autres juges[23]. Mais, le président peut aussi avoir voix prépondérante en cas de partage des voix, comme en Belgique, en Lituanie, en Espagne, en France et en Italie. En Autriche, le président ne vote qu’en cas d’absence d’unanimité et lorsqu’un avis recueille au moins la moitié des voix. Parfois, le président est habilité à donner des instructions aux autres juges au sujet de leurs activités[24], ou à répartir les affaires à traiter individuellement par un des juges en qualité de rapporteur, comme en Arménie, en France, en Italie, en Lituanie ou en Roumanie. Le cas français est ici connu, où l’un des anciens membres du Conseil constitutionnel indique qu’il a été nommé rapporteur seulement trois fois en neuf années de mandat[25]. Si l’on considère que le président du Conseil constitutionnel français est nommé par le Président de la République et non par ses pairs, cela informe sur la conception plus politique que judiciaire de cette institution.
Pour éviter une trop grande politisation de la fonction présidentielle, certains pays ont recours à des mécanismes simples de désignation : en Suède par exemple, le plus ancien des juges est nommé président de la Cour suprême, tandis qu’en Grèce, le plus âgé des présidents du Conseil d’Etat et de la Cour de Cassation est le président de la Cour spéciale suprême. En Belgique, chacun des deux présidents élu par son groupe linguistique au sein de la cour exerce la présidence effective alternativement un an sur deux. Souvent, il est prévu que le mandat présidentiel soit de plus courte durée que le mandat de juge, permettant ainsi un renouvellement fréquent de la fonction, de nature à infléchir peut-être les ambitions temporaires de leur titulaire, comme en Italie où la présidence est en quelque sorte assurée par roulements. A la fin, on peut constater qu’il est plus souvent prévu que le président d’une cour constitutionnelle ou suprême soit élu par ses pairs, et qu’il y a une légère tendance à la conjonction entre le fait que le président soit plus qu’un primus inter pares et le fait qu’il soit désigné par une autorité politique, et non par ses pairs. On vient de citer le cas français, mais on peut citer aussi le cas américain ou encore l’Afrique du Sud.
3.2 Nommer des gardiens indépendants des autoritées contrôlées
La question de ce qu’on entend par l’« indépendance » d’un juge est loin d’être évidente et partagée par tous. Ce qu’elle est susceptible de recouvrir de la personnalité humaine pose difficulté, dans la mesure où les questions du déterminisme, du libre-arbitre et de l’inconscient ne font eux-mêmes pas l’objet d’un savoir certain. Cette difficulté emporte que, le plus souvent, l’indépendance soit conçue a minima, de manière fonctionnelle exclusivement, excluant de considérer ce qui est lié à la personnalité même du juge. Serait ainsi indépendant celle ou celui qui n’est pas contraint par une hiérarchie objective, dont l’exercice de l’activité ne dépend pas de conditions extérieures, faisant par exemple que la rémunération de son activité lui assure un niveau de vie suffisant pour ne pas avoir besoin de le faire dépendre de demandes qui pourraient affecter le libre exercice de sa mission. C’est ainsi que plusieurs éléments participent traditionnellement de l’indépendance des juges, et notamment de ceux composant les cours constitutionnelles ou suprêmes : les régimes d’incompatibilités entre les fonctions de juge et d’autres fonctions, politiques notamment, mais commerciales ou administratives aussi, le principe de la non-révocabilité des juges, le principe de la non-renouvelabilité de leur mandat ou la non limitation de celui-ci, ou encore l’autonomie financière et organisationnelle de la Cour.
Pour autant, ces différents dispositifs n’y suffisent pas. Nombreux sont les faits et les règles susceptibles de troubler l’indépendance du juge. Qui plus est, pouvoir être indépendant grâce à un statut, et l’être véritablement, sont deux choses différentes. Etre indépendant, c’est une manière, une habitude d’être. La formation juridique et l’expérience du droit peuvent, dans cette mesure, constituer une assise précieuse pour l’indépendance des juges (1). Mais, au plan de la justice qui est rendue, les avantages qu’elles procurent ne sont pas toujours plébiscités (2).
3.2.1. Penser l’indépendance procurée par l’expérience du droit vis-à-vis des autorités contrôlées
Penser et agir de manière indépendante suppose l’expérience de cette pensée. Chacun peut l’éprouver, qui se détache plus ou moins facilement d’un système de pensée auquel une formation, un milieu, une fonction, l’a accoutumé. L’indépendance ne s’improvise pas, elle se pratique, et n’est donc pas seulement la conséquence d’un statut. Elle est une qualité qui se préserve par un statut adapté, ce qui n’est pas la même chose, faisant dire au grand juriste Charles Eisenmann, dans une lettre envoyée au journal Le Monde en 1959 (à la suite des premières nominations au Conseil constitutionnel français nouvellement créé), que ces habitudes vis-à-vis du pouvoir qu’elles allaient contrôler lui paraissaient manquer aux premières personnalités qui y étaient alors nommées[26].
L’appartenance antérieure au monde de la politique pose en effet deux problèmes majeurs pour la justice constitutionnelle : un problème structurel d’indépendance vis-à-vis d’un pouvoir qu’il s’agit de contrôler[27], et un problème d’apprentissage nécessaire au travail d’identification, d’interprétation, d’articulation et de conséquentialisation des règles de droit afin de mettre en œuvre la « souveraineté juridique », si tel est bien le principe sur lequel repose l’Etat de droit[28].
La capacité à interroger les liens entre plusieurs règles de droit, à entrevoir les conséquences de l’application ou de la non application d’une règle de droit, les différentes interprétations et leurs conséquences possibles, relève nécessairement d’un apprentissage singulier, auquel l’exercice de fonctions politiques peut être un obstacle. L’appartenance au monde politique et les compétences politiques ne sont pas un atout, elles sont un fardeau, dont les juges nouvellement nommés ne peuvent se délester par le seul effet de leur nouveau statut.
Il existe donc des raisons objectives pour examiner la nécessité d’un état d’indépendance des juges antérieurement à la prise de leurs fonctions de gardiens de la Constitution. Ces raisons sont tout à la fois liées à la fonction de juger et à la spécificité de la mission des cours constitutionnelles ou suprêmes. Car penser avec et par l’exercice du pouvoir politique est très différent de penser en dehors de lui, c’est-à-dire quand on n’est pas assujetti à l’action politique en train de se faire. Juger ne s’improvise pas, et encore moins s’il s’agit de juger des personnes ou des pouvoirs avec qui on est ou on a été familier. L’indépendance n’est pas la conséquence mécanique d’une règle de droit : « rendre » un juge indépendant par le seul effet instantané de son statut est une illusion hélas très bien entretenue. Le droit ne peut réaliser cet impossible, il ne peut qu’en affirmer la fiction. On a vu récemment une ministre en exercice dans un gouvernement français qui était proposée pour siéger au Conseil constitutionnel, déclarer lors de son audition devant des parlementaires qu’on ne pouvait pas douter de son indépendance « future » vis-à-vis du pouvoir qu’elle quittait, au regard du statut que lui procurerait sa fonction de juge constitutionnel[29].
S’il s’avère que la quasi-unanimité des pays, comme on l’a vu, exige des compétences spécifiques et une expérience dans l’exercice d’une profession juridique pour être éligible à un siège dans une cour constitutionnelle ou suprême[30], on peut estimer que si ce choix se discute au plan de ses effets sur la diversité des juges et de la justice qui est rendue, il facilite en revanche leur indépendance : non seulement l’apprentissage du droit et de la justice a déjà été fait, mais l’expérience exigée peut aussi impliquer une forme d’habituation à l’indépendance. Car l’avantage procuré par l’expérience des métiers du droit est aussi qu’ils sont adossés à une indépendance statutaire qui les caractérise par rapport à d’autres métiers. La formation aux métiers du droit et l’expérience de ces métiers permettraient ainsi d’assurer a minima l’indépendance des gardiens de la Constitution au moment de leur entrée en fonction. Les juges sont indépendants vis-à-vis des autres pouvoirs, c’est une exigence du principe de séparation des pouvoirs. Les avocats – principalement pour ceux qui ne sont pas salariés – exercent leur profession de manière « libérale » et donc en principe indépendamment de toute hiérarchie quelconque. Quant aux professeurs des universités, ils sont également indépendants de telle sorte qu’ils déterminent eux-mêmes le contenu de leurs enseignements et la direction de leurs recherches. Ces professions du droit ne déterminent donc pas seulement une compétence, mais aussi une certaine indépendance, certes encore à fabriquer dans un certain nombre de pays. Lorsque, à partir des années 1990, les pays post-soviétiques ont institué des cours constitutionnelles, ils ont toujours choisi d’exiger une haute-formation en droit et une expérience longue. Comme l’indique Natasa Danelciuc, « il était évident que l’attribution de larges compétences et l’introduction du recours individuel allaient donner lieu à un contentieux exigeant de bonnes connaissances du droit procédural et l’utilisation d’un langage juridique au service des raisonnements juridiques émis qu’un non-juriste ne peut pas maîtriser »[31]. Et l’un des plus grands défenseurs de la justice constitutionnelle en France dans les années 1970 et 1980, le constitutionnaliste Louis Favoreu, indiquait dans un article séminal que la forte présence de professeurs d’université dans la plupart des cours constitutionnelles européennes s’explique « par le fait que c’est dans leurs rangs que l’on a plus facilement trouvé des personnalités indépendantes lors du passage des régimes autoritaires aux régimes démocratiques »[32]. A l’époque en effet, c’est-à-dire au début des années 1990, l’indépendance des juges était bien moins garantie, et la seule référence au statut que les membres des cours constitutionnelles ou suprêmes acquièrent en y entrant ne paraissait pas suffire.
3.2.2. Le choix impossible entre la prévalence des opinions et les qualifications juridiques
Parmi les trois pays à ne pas avoir choisi d’exiger des gardiens de la Constitution des qualifications particulières et/ou une expérience déterminée, figurent deux acteurs du groupe des « grandes démocraties contemporaines »[33], la France et les Etats-Unis. N’ayant jamais été un critère de recrutement du juge constitutionnel, cette question des qualifications spécifiques qu’il devrait avoir fait tout de même l’objet de discussions en France[34], à la hauteur de ce que, contrairement aux Etats-Unis, les autorités de nomination n’en font pas plus un critère de leurs pratiques[35]. A l’inverse, alors que les autorités politiques aux Etats-Unis ne remettent pas vraiment en cause la pratique de nomination de juristes hautement qualifiés à la Cour suprême, la doctrine et les médias discutent assez largement des qualités nécessaires pour entrer à la Cour suprême, notamment quant aux critères tenant à la personnalité même des juges. Des propositions de réforme sont régulièrement faites : il est par exemple proposé que le président ne puisse choisir son candidat qu’au sein d’une liste établie par le Sénat lui-même, qui impliquerait une composition de la cour plus « qualifiée » – a more intellectually and legally distinguished bench[36]-, comme il est aussi avancé que les sénateurs ne devraient pas pouvoir prendre en compte les opinions philosophiques ou politiques des juges[37], afin de leur assurer ainsi une plus grande indépendance[38].
Dans toutes ces discussions, c’est ce qu’on attend de la justice constitutionnelle qui semble devoir déterminer le mode de recrutement des juges. Si on estime par exemple qu’il est nécessaire de ne pas tenir compte des idées exprimées par les juges, il faut se demander pourquoi. A l’épreuve, il apparaît que les idées politico-philosophiques des juges sont plus susceptibles d’influencer les décisions des juges que leurs qualifications et expériences juridiques, alors que celles-ci semblent primer l’appartenance à un genre, une langue, une communauté ou une ethnie. Deux expériences américaines l’illustrent très bien : la remise en cause de la ségrégation en 1954 et celle de l’avortement en 2022. Dans le premier cas, la Cour n’était composée que d’une seule personnalité ayant été juge avant de rejoindre la Cour, à commencer par son nouveau président, Earl Warren, qui n’avait pas été juge mais Procureur – c’est-à-dire aux Etats-Unis une fonction élective à caractère politique – et Gouverneur de Califonie pendant trois mandats consécutifs jusqu’à son entrée à la Cour suprême en 1953. Après l’arrêt historique rendu par la Cour l’année suivante, Brown vs. Board of Education, qui a mis fin à la ségrégation, les détracteurs de la Cour ont dépeint Warren comme l’incarnation d’un politicien sans formation masqué sous les nouveaux habits de juge que lui conférait son mandat à la Cour suprême. Selon eux, des juges expérimentés adhérant à des précédents bien établis n’auraient jamais annulé Plessy vs. Ferguson, l’affaire de 1896 établissant la doctrine separate but equal (séparé mais égal). Pointant du doigt ce manque d’expérience judiciaire comme étant la raison des décisions erronées des juges, le président de la commission judiciaire du Sénat, James Eastland, se plaint à l’époque au sénateur Joe McCarthy : « nous avons des politiciens au lieu d’avocats à la cour »[39]. Dwight Eisenhower, qui avait nommé Earl Warren, a ensuite inauguré l’approche – non remise en cause depuis – consistant à ne nommer à la Cour suprême que des personnalités ayant une grande expérience de juges, approche que l’on qualifie désormais de judges-only approach. Regrettant d’avoir choisi Warren, une décision qu’il considéra plus tard comme « la plus grosse bêtise » qu’il ait jamais faite, ses quatre nominations suivantes sont venues des rangs de la magistrature, tout comme deux des quatre nominations de Richard Nixon. Depuis lors, chaque juge nommé par un président républicain est arrivé à la Cour avec des références judiciaires. Après Johnson, les présidents démocrates ont également choisi des candidats issus exclusivement du système judiciaire, Elena Kagan étant la seule exception puisqu’elle était avocat général lorsqu’elle a été nommée. Cette approche fait ainsi que tous les membres actuels de la Cour suprême, dont les trois nommés par Donald Trump et celle nommée par l’actuel président Joe Biden, ont d’excellentes références comme juges dans le circuit fédéré et fédéral[40]. Cette composition exclusivement « judiciaire » de la Cour suprême n’a pourtant pas fait obstacle à un revirement de jurisprudence sur la question de l’avortement le 24 juin 2022[41], illustrant ainsi que ce sont bien les idées et les intentions des juges qui comptent, plus que leur formation et leur expérience en droit. Ces expériences mettent l’accent sur le fait qu’il appartient aux autorités de nomination de choisir ou non des personnalités par avance connues pour un certain engagement sociétal et/ou philosophique.
Pourtant beaucoup de juristes ne revendiquent pas un tel engagement. Les juges notamment revendiquent souvent leur capacité à s’abstraire de leurs idées personnelles ou de leurs idées politiques pour juger, et déclarent ne parler qu’au nom du droit[42]. Cela n’empêche pas les disparités de jugement entre les cours et les juges, patentes dans presque tous les pays du monde. Les juges ont un biais, quoi qu’il arrive, même s’il est vrai que celui-ci les conduit à des décisions plus ou moins tranchées. S’il est parfois affirmé que les citoyens sont rassurés par les hautes qualifications judiciaires des nominables[43], d’autres affirment le contraire : c’est ce que fait le juge qui serait plus important que les qualités d’expertise que détient chaque juge en propre [44] . Un sondage réalisé par le célèbre blog sur la Cour suprême américaine pour identifier les juges les plus populaires place Earl Warren en tête, qui n’était pas juge avant d’entrer à la Cour suprême, juste devant John Marshall, le mythique président du premier tiers du XIXè siècle qui lui était déjà un juge avant son mandat à la Cour suprême, même s’il avait aussi une carrière politique[45]. On peut aussi identifier des juges suprêmes restés célèbres, notamment pour la théorie du droit, en dépit de leur absence ou de leur faible expérience de juge avant d’entrer à la Cour suprême. Ainsi de Louis Brandeis qui a siégé de 1916 à 1939 : il était avocat et est connu pour avoir incité à l’argumentation au-delà des purs éléments de droit[46] et œuvré en faveur d’une conception très libérale de la liberté d’expression. Ainsi aussi de Hugo L. Black, qui a siégé de 1937 à 1971 et avait eu auparavant une brève expérience d’avocat, une brève expérience de juge au tribunal de Police puis de procureur, avant d’avoir une véritable carrière politique puisqu’il fut sénateur pendant 10 ans.
Il est vrai qu’au-delà d’une évidence qui s’imposerait sans réflexion[47], l’exigence de compétences et d’expériences juridiques pour tout ou partie des membres d’une cour constitutionnelle ou suprême doit s’apprécier tout à la fois au regard de la tâche à accomplir, de ce que l’on attend de l’exercice de cette mission et des conditions dans lesquelles elle s’accomplit. Cela nécessite de se demander ce que la maîtrise préalable du raisonnement de la technique juridique apporte à la justice constitutionnelle, que son absence n’apporterait pas.
Au fondement des régimes constitutionnels construits autour de la fameuse liberté politique (qui précède historiquement l’idée démocratique), se trouvent la délibération et la balance entre les différents intérêts existants dans la société, qui emporte qu’on ne puisse envisager d’organiser un contrôle de la constitutionnalité des normes qui ne soit pas à même de réussir cette balance des intérêts. Indépendamment de la personnalité propre de chacun des membres de l’organe de contrôle, c’est leur réunion qui compte. C’est ainsi qu’un journaliste spécialiste de la Cour suprême américaine, Michael Bobelian, écrit en février 2022 qu’en se concentrant sur la catégorie des juges fédéraux nominables à la Cour suprême, « Biden se prive peut-être de l’occasion de choisir une personne extérieure à la magistrature, capable d’apporter une expertise qui fait défaut à la Cour depuis des décennies »[48]. De son côté, le professeur de droit américain Adrien Vermeule estimait en 2010 que « la Cour suprême a besoin d’un juge qui n’est pas un juriste », au motif qu’« une grande partie du rôle de la Cour concerne des questions de fait, de causalité ou de politique dans divers domaines non juridiques spécialisés ou encore des questions de haute politique, pour lesquelles la formation juridique est essentiellement sans intérêt »[49]. Plus, se référant au travail de Scott Page, il considère que « dans les groupes les plus diversifiés sur le plan cognitif, les erreurs dans diverses directions tendent à s’annuler, et la bonne réponse tend à prévaloir. Les groupes moins diversifiés, en revanche, ont tendance à se tromper lourdement sur les questions pour lesquelles leurs préjugés vont tous dans le même sens. La diversité de la formation et de la profession est corrélée à la diversité cognitive ; à l’inverse, l’homogénéité professionnelle crée des affinités ». Félix Frankfurter, un membre également légendaire de la Cour suprême où il siégea de 1939 à 1962, qui était avocat et professeur de droit et pas juge, avoua aussi qu’« en dehors du fait qu’il signifie qu’un homme a siégé dans un tribunal pendant un certain temps, le ‘service judiciaire’ ne dit rien de pertinent sur les qualifications pour les fonctions exercées par la Cour suprême »[50].
Il n’empêche, la quasi-unanimité des pays ont choisi que la justice constitutionnelle soit rendue par un collège composé de « professionnels du droit », et la coloration politique des nominables et des nominations restent souvent soulevée comme une problématique que l’expertise minimale des nominables est censée compenser, un peu au moins. Par exemple, à propos d’une nouvelle nomination à la Cour constitutionnelle italienne, Céline Maillafet décrit ainsi les contraintes pesant sur les autorités de nomination : « on connaît l’importance du choix du juge dans le changement d’orientation de la politique jurisprudentielle de la Cour constitutionnelle. Il fallait donc, au-delà de la sensibilité politique d’un candidat, que celui-ci soit un expert dans des domaines qui concernent la matière constitutionnelle ces dernières années »[51]. En tout état de cause, la possibilité ou l’impossibilité de prendre en compte les idées politiques, philosophiques ou sociétales exprimées et/ou portées par la pratique des nominables n’est pas susceptible d’une règle de droit, sauf à formuler que les personnes qui auraient exprimé leur désaccord avec le principe même de la justice constitutionnelle ne peuvent être nommées juges constitutionnels, règle qui serait encore susceptible d’interprétation.
*
A l’issue de ce long examen des différents aspects de la désignation des gardiens de la Constitution, qui ont montré surtout comment on entend que la justice constitutionnelle soit rendue, une seule question reste en suspens, celle de savoir quel type de justice constitutionnelle on souhaite, quant à son contenu et son ambition. Pour le savoir, il faudrait sans aucun doute se mettre d’accord sur ce qu’implique le projet constitutionnel. Or, les disputes et les conflits autour des décisions des cours constitutionnelles ou suprêmes, ainsi que les disputes et les conflits au sein des cours, manifestent que, sur ce point, les vues sont très dissensuelles. Les enjeux au plan des droits et libertés et de la démocratie, repérables à partir du seul mode de désignation des gardiens de la Constitution, ne conduisent pas à poser une parfaite corrélation entre celui-ci et la justice constitutionnelle qui est rendue, car d’autres éléments, à la fois endogènes et exogènes, viennent parasiter les corrélations qu’on voudrait établir, autant que les uns et les autres n’établissent pas les mêmes corrélations.
C’est sans doute un tropisme très
contemporain que d’avoir cédé au dogme de la légalité nettement séparée de la
morale et/ou de l’éthique. Tout – ou presque – montre l’écueil de cette pensée,
et ce n’est donc pas en sophistiquant plus les règles qu’on obtiendra ce qu’on
prétend obtenir. La justice constitutionnelle n’étant à ce jour pas rendues par
des machines intelligentes, elle dépendra toujours, peut-être fort
heureusement, de la force et de la faiblesse des femmes et des hommes qui la
rendent, comme son appréciation dépendra de la force des femmes et des hommes
qui la reçoivent. Mais cela n’empêche nullement de conserver, en tout point du
processus de leur désignation, une attitude éthique.
[1] Maurice Hauriou, Principes de droit public, 2e éd., Sirey, 1916, p.38 et 36.
[2] Voy. par exemple le rapport publié chaque année du Conseil consultatif de juges européens pour le Conseil de l’Europe, Rapport sur l’indépendance et l’impartialité du pouvoir judiciaire dans les Etats membres du Conseil de l’Europe.
[3] Voy. not. Anna Chmielarz-Grochal, Marzena Laskowska, Jarostaw Sutrowsk, « Selección de magistrados constitucionales… », op. cit., p. 482.
[4] Nuno Garoupa et Tom Ginsburg, Guarding the Guardians: Judicial Councils and Judicial Independence, The American Journal of Comparative Law, 2009, Vol. 57, n°1 pp. 103 et s.
[5] Voy. Maria Dicosola, Cristina Fasone et Irene Spigno, « Foreword: Constitutional Courts in the European Legal System After the Treaty of Lisbon and the Euro-Crisis », German Law Journal, Vol. 16, n° 06, p. 1319.
[6] Ibid.
[7] Même si la Commission de Venise paraît un peu mésestimer les pratiques en affirmant que « dans certaines démocraties plus anciennes, il existe des systèmes dans lesquels le pouvoir exécutif a une forte influence sur les nominations judiciaires. Ces systèmes peuvent fonctionner correctement dans la pratique et permettre l’indépendance du pouvoir judiciaire, car l’exécutif est limité par la culture et les traditions juridiques, qui se sont développées au fil du temps », CDL-AD(2007)0282, Judicial appointments, 2007.
[8] Le contrôle de constitutionnalité en Grèce est diffus et donc exercé en dernière instance par les hautes juridictions que sont la Cour de Cassation et le Conseil d’Etat.
[9] Voy. Varalika Dev, op. cit.
[10] Ibid.
[11] A noter qu’il existe en Afrique du Sud une organisation non gouvernementale nommée Judges Matter (« Les juges comptent »), créée à partir de l’idée que « de bons juges font de bons jugements », et qui se propose de fournir un aperçu de la structure et des processus de la Commission de la magistrature (informations, documents et vidéos autour des processus de sélection et de nomination des juges) et vise à améliorer le contrôle de la société civile sur les nominations judiciaires (site : https://www.judgesmatter.co.za/).
[12] Voy. Romain Chanson, « Afrique du Sud : d’un Z qui veut dire Zondo », site de Jeune Afrique, 11 mars 2022 (www.jeuneafrique.com).
[13] Eric B. Rasmusen et J. Mark Ramseyer, « Why Are Japanese Judges So Conservative in Politically Charged Cases ? », American Political Science Review, 2001, Vol. 95, n°2, p. 331-344.
[14] Nathan Béridot, op. cit., p.223.
[15] Sur ce point voy. le working paper de Maoz Rosenthal, Political Power, Core Values,
and the Rule of Law: Israel’s Political Elite Facing the High Court of Justice,
Reichmann university, octobre 2021, p. 10 ( https://www.runi.ac.il/media/jtipri4n/working-paper-constitutional-populism-2.pdf)
[16] « Cour suprême : nominations inédites d’un juge arabe et d’une juge d’origine sépharade », Times of Israël et AFP, 21 février 2022 (fr.timesofisrael.com).
[17] Voy. Louis Imbert, « En Israël, la coalition attaque la Cour suprême », Le Monde, 25-26 décembre 2022.
[18] Loi sur l’administration de la justice.
[19] Kristján Kristjánsson, « Jón Steinar segir að lögbrot hafi verið framið þegar hann var skipaður hæstaréttardómari » [Jón Steinar dit qu’un crime a été commis lorsqu’il a été nommé juge à la Cour suprême], 10 février 2022, site de DV (www.dv.is).
[20] Article 231 de la Constitution.
[21] Article 264 de la Constitution.
[22] Même si, dans le cas du Portugal, l’origine de la nomination d’un juge – par cooptation ou par nomination de l’Assemblée -, n’apparaît pas comme un critère d’éligibilité à la présidence du Tribunal.
[23] Elle cite alors les pays suivants : Albanie, Allemagne, Argentine, Arménie, Canada, Danemark, Hongrie, Irlande, Islande, Japon, Lettonie, l’ex-République yougoslave de Macédoine, Norvège, Pologne, Portugal, République tchèque, Slovénie, Suède, Suisse, Ukraine, dans La composition des cours constitutionnelles, op. cit., p. 15.
[24] La commission cite aussi l’Arménie, la Roumanie, la Russie et l’Ukraine, ibid., p.15.
[25] Pierre Joxe, Cas de conscience, Labor et Fides, 2010.
[26] Lettre publiée par le journal dans son édition du 5 mars 1959 sous le titre Palindrome ou stupeur ?
[27] Katalin Kelemen estime ainsi que, à propos du juge constitutionnel, il serait plus juste de dire qu’il s’agit de « devenir indépendant » plus que « d’être indépendant, dans la mesure où la plupart d’entre eux sont nommés avec le soutien d’un ou de plusieurs partis politiques, « Appointment of Constitutional Judges… », op. cit., p. 6.
[28] Quand bien même le contenu de cette souveraineté juridique est toujours déterminé par le souverain politique, théoriquement le peuple, ou ses dits représentants.
[29] Jacqueline Gourault, auditio devant la Commission des lois de l’Assemblée nationale, 23 février 2022.
[30] Deux même ont éliminé cette problématique en composant leur cour exclusivement sur la base de l’organigramme judiciaire. En Tunisie par exemple, dont la Cour constitutionnelle n’avait pas été installée depuis l’entrée en vigueur de la constitution de 2014, la nouvelle constitution entrée en vigueur en septembre 2022 indique que « La Cour constitutionnelle est une instance juridictionnelle indépendante, composée de neuf membres nommés par décret. Le premier tiers des membres est composé des plus anciens présidents de chambres à la Cour de cassation, le deuxième tiers est composé des plus anciens présidents de chambres de cassation ou de chambres consultatives du Tribunal administratif et le dernier tiers est composé des plus anciens membres de la Cour des comptes » et que, « lorsqu’un membre atteint l’âge de la retraite, il est systématiquement remplacé par le membre qui le suit en ancienneté (…) » (article 125). De son côté, la Constitution du Luxembourg indique que la Cour constitutionnelle « est composée du président de la Cour supérieure de justice, du président de la Cour administrative, de deux conseillers à la Cour de cassation et de cinq magistrats nommés par le Grand-Duc » (article 95 ter (3)).
[31] Natasa Danelciuc-Colodorovischi, op. cit., p. 151-152.
[32] Je souligne. Louis Favoreu, « La légitimité du juge constitutionnel », Revue Internationale de Droit Comparé, 1994, p. 578.
[33] Voy. pour cette expression Philippe Lauvaux, Armel Le Divellec, Les grandes démocraties contemporaines, PUF, 2015.
[34] Voy. par exemple Dominique Rousseau, « Il est temps de rendre la justice constitutionnelle aux juristes », Actu-juridique.fr, 9 mars 2021.
[35] Ainsi qu’il ressort de toutes les auditions des personnalités nommées devant les parlementaires depuis 2010.
[36] Lee Epstein, Jack C. Knight, et Olga Shvetsova, « Comparing Judicial Selection Systems », William & Mary Bill of Rights Journal, 2001, vol. 10, n°1, p.8, faisant référence à Charles McC.Mathias, Jr., « Advice and Consent: The Role of theUnited States Senate in the Judicial Selection Process », The University of Chicago Law Review, 1987, vol. 54, n°1, pp.. 201-202, à Glenn Harlan Reynolds, « Taking Advice Seriously: An Immodest Proposal for Reforming the Confirmation Process», Southern California Law Review, 1992, vol. 65, p. 1577 et à David A. Strauss et Cass R. Sunstein, op. cit.
[37] Lee Epstein, Jack C. Knight, et Olga Shvetsova, « Comparing Judicial Selection Systems », op.cit., faisant référence à Richard D. Freidman, « Tribal Myths: Ideology and the Confirmation of Supreme CourtNominations », Yales Law Journal, 1986, vol. 95, p. 1283 (reviewing Laurence H. Tribe, God Save this Honorable Court: How the Choice of Supreme Court Justices Shapes our History, Random House, 1985, et à Randall R. Rader, « The Independence of the Judiciary: A Critical Aspect of the Confirmation Process », Kentucky Law Journal, 1989, vol. 77, n°4, p. 767.
[38] Pour un bilan des propositions faites pour réformer la procédure de nomination des juges à la Cour suprême des Etats-Unis, voy. les références citées par Sunstein et Strauss, op. cit..
[39] Voy. Michael Bobelian, « Op-Ed: Why Biden should look beyond the judiciary for his Supreme Court nominee », Los Angeles Times, 15 février 2022.
[40] Les quatre juges se caractérisent également par leur relative jeunesse, ce qui est important parce qu’ils sont nommés à vie. Les présidents entendent donc poser une empreinte sur la Cour suprême pendant assez longtemps : Neil Gorsuch a été nommé à l’âge de 50 ans, Brett Kavanaugh à l’âge de 53 ans, Amy Coney Barrett à l’âge de 48 ans et Ketanji Brown Jackson à l’âge de 51 ans.
[41] Arrêt précité Dobbs v. Jackson Women’s Health Organization du 24 juin 2022.
[42] Voy. l’article de Denis Salas, « La part « politique » de l’acte de juger », Les Cahiers de la justice, 2011, n°2, p. 113.
[43] Benjamin G. Engst, Thomas Gschwend et Sebastian Sternberg, « Who reaches the Bench?… », op. cit., se référant à Gibson, James L. et Gregory A. Caldeira, « Confirmation politics and the legitimacy of the U.S. Supreme Court: Institutional loyalty, positivity bias, and the Alito nomination », American Journal of Political Science, 2009, vol.53, n°1, p.139.
[44] Lee Epstein, Jack C. Knight, et Olga Shvetsova, « Comparing Judicial Selection Systems », op. cit.
[45] James romoser, « The ‘great chief’ and the ‘super chief’: A final showdown in Supreme Court March Madness », SCOTUS blog, 14 avril 2021 (www.scotusblog.com).
[46] Théorie connue sous le nom de Brandeis Brief.
[47] Guillaume Tusseau, se fondant sur la théorie de la décision, estime que l’exigence de compétences juridiques n’est qu’un « apparent bon sens », Contentieux constitutionnel comparé, op. cit., n°520 p.494
[48] Michael Bobelian, op. cit..
[49] Adrian Vermeule, « The Supreme Court Needs a Justice Who Isn’t a Lawyer », Big Think, 6 août 2006 (bigthink.com).
[50] Felix Frankfurter, « The Supreme Court in the Mirror of Justices », University of Pennsylvania Law Review, 1957, n° 6, vol. 105, p. 785.
[51] Céline Maillafet, « L’alliance gouvernementale fait élire le nouveau juge constitutionnel Luca Antonini », La lettre d’Italie, Revue Droit et Vie politique italienne, Centre de droit et de politique comparés Jean-Claude Escarras, Université de Toulon, 2019, p.19.